“En robotique, cette petite mouche est une immense inspiration”

Pavan Ramdya - 2025 EPFL/Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0
Au Laboratoire de neuro-ingénierie de l’EPFL, l’équipe de Pavan Ramdya travaille à recréer le cerveau de la drosophila melanogaster. Les perspectives en robotique sont riches. Interview.
À l’écran, blanche sur fond noir, une drosophila melanogaster grossie des milliers de fois déplace tranquillement ses six pattes sur une surface sphérique. “Regardez, dans un instant, elle devrait faire le moonwalk.” Nous sommes au cœur du Laboratoire de neuro-ingénierie de l’EPFL - Chaire Firmenich Next Generation en neuroscience, en compagnie de Pavan Ramdya, responsable du projet, et de Maite Azcorra, post-doctorante. Grâce à l’optogénétique, la mouche sous le microscope traverse un cycle de mouvements dictés à ses neurones par des impulsions lumineuses. Comme sur commande, l’insecte agite soudain ses membres, exécutant bel et bien une petite danse en marche arrière...
L’équipe de Pavan Ramdya travaille depuis 2017 sur le système neuronal de ce moucheron de 2 mm, appelé mouche du vinaigre ou fruit fly en anglais. “Maite étudie actuellement comment les neurones descendants du cerveau contrôlent les circuits moteur”, explique le neuroscientifique. À terme, l’équipe de 14 personnes vise à recréer le cerveau de la drosophile en ingénierie inversée. Parmi les récentes étapes d’importance dans le projet, la création d’un jumeau numérique de la mouche permettant de simuler ses réactions de manière réaliste, ou encore des avancées majeures dans la compréhension de la façon dont les réseaux neuronaux transforment de simples signaux cérébraux en actions coordonnées. On s’assied dans le bureau du neuroscientifique new-yorkais pour discuter.
Comment définirez-vous en quelques mots l’esprit de votre projet?
Depuis des siècles, les gens essaient de construire des machines qui ressemblent à des animaux ou à des êtres humains. Dans la Grèce antique, on créait des marionnettes, toutes simples, mais on peut déjà parler de biomimétisme: on regarde comment un corps bouge et on essaie de l’imiter. Ici, nous poursuivons cette même passion. La différence est qu’aujourd’hui, les outils et les capacités se sont développées à tel point qu’elles permettent de faire ça avec un animal minuscule comme la drosophile.
Pourquoi la drosophila melanogaster particulièrement?
Il existe des animaux plus complexes, bien-sûr, comme les mammifères, mais ils sont plus difficiles à étudier. Il en existe des plus simples, comme le ver C. elegans, qui n’a que 300 neurones (ndlr: la drosophile en compte environ 100’000, l’être humain quelque 86 milliards), mais il y a beaucoup moins de choses à en apprendre. Contrairement aux vers, les mouches ont des pattes. Elles font beaucoup de choses avec. Elles se déplacent, se nettoient, poussent des obstacles... Dans le champ de la robotique ou de la prothétique, c’est beaucoup plus intéressant de comprendre comment fonctionne une créature avec des pattes et des ailes. Ce sont des êtres parfaits de ce point de vue: suffisamment simples pour être étudiés, mais suffisamment complexes pour qu’il y ait énormément à en apprendre!
Vous dites dans votre récente conférence TEDx que les robots que nous pourrions utiliser pour explorer et coloniser de nouvelles planètes ressembleront beaucoup à ces mouches…
Ces robots exploratoires devront atteindre de nombreux objectifs tout seuls. Ils devront prendre des décisions tout en se déplaçant sur des terrains inconnus et hostiles. Les chercheuses et chercheurs travaillent là-dessus depuis des décennies, mais pour l’instant, les robots, même les plus sophistiqués, sont loin du compte par rapport à cet animal tout simple. Les mouches sont dotées de capacités incroyables. En plus du fait qu’elles volent, elles disposent d’une grande stabilité grâce à leurs six pattes. Elles peuvent se déplacer dans toutes les directions, dans les trois dimensions, à l’envers, tout en effectuant des tâches avec leurs pattes…. Une vraie source d’inspiration.
Quelles sont les perspectives de votre projet en termes de robotique ou d’IA?
Beaucoup de gens travaillent sur l’aspect hardware, sur les batteries, etc. Ce n’est pas notre domaine. Nous cherchons à créer le centre de contrôle, le contrôleur neuronal. Dans l'idée de créer un robot-mouche, nous nous intéressons à la façon dont il contrôlera ses membres. Nous étudions le fonctionnement du système nerveux de la mouche pour nous en inspirer et recréer ensuite des réseaux neuronaux artificiels utilisables dans l’IA ou la robotique. Je précise en passant que ce robot n’aurait pas besoin d’avoir la taille d’une mouche. Tant que l’échelle est respectée, on peut l’imaginer à toutes sortes de dimensions; il pourrait être grand comme une maison - même si ce serait peut-être un peu effrayant.
Mais votre travail va plus loin…
Oui. Nous travaillons aussi sur les capteurs que les mouches possèdent sur leurs membres. C’est un des aspects uniques des mouches. Leurs pattes sont couvertes de mécano-senseurs. Comment la mouche utilise-t-elle toutes les informations qu’elle recueille pour comprendre son environnement et les objets qu’elle rencontre, comment décide-t-elle de lever ou non ses pattes à un moment donné? Ce sont des questions auxquelles nous essayons de répondre. Pour faire ça, nous essayons actuellement de créer des matériaux proches de ceux de la cuticule de la mouche, avec des senseurs intégrés, qui pourraient être incorporés à des robots.
Beaucoup de spécialistes en robotique et en IA estiment que pour créer des machines réellement capables d’apprendre, il faudra forcément les équiper de corps capables de se déplacer dans leur environnement, de le toucher...
Oui, c’est une des théories centrales chez ceux qui étudient la neurobiologie et le comportement. Et parce que les systèmes vivants fonctionnent mieux que les robots, ça devrait être une des théories centrales en IA aussi. Les gens qui travaillent dans l’apprentissage machine soulignent souvent que chez les êtres humains, les bébés sont constamment en train de bouger, toucher, explorer pour comprendre le monde. Cette exploration fonctionne bien sûr infiniment mieux que si on leur fournissait juste des tas de données ou de vidéos. Ces senseurs dont nous parlions, chez la mouche, servent exactement à ça.

Quels sont les obstacles principaux à franchir pour développer des systèmes capables d’apprendre en explorant leur environnement?
Un des obstacles est de réussir à créer des algorithmes capables de prendre en compte les données sensorielles et d’en faire quelque chose d’utile. Si on ne peut pas comprendre la cartographie de ces données, il est très difficile d’apprendre à développer des comportements appropriés. Il me paraît important de souligner une chose: nous avons la solution, elle existe. Elle est juste cachée dans le système nerveux des animaux. C’est ça que nous essayons de révéler. Plutôt que de passer des décennies à essayer de générer des solutions de novo, pourquoi ne pas chercher ces solutions chez les animaux?
Ce sera forcément une approche plus simple et plus rapide?
A vrai dire, la solution passera sans doute par une combinaison des deux approches. Notamment parce qu’un animal est soumis à beaucoup de contraintes et d’objectifs qui ne nous intéressent pas ici. On n’a pas besoin de faire des robots qui puissent se reproduire ou déféquer, par exemple. C’est d’ailleurs pour ça qu’il nous faut des biologistes, et pas seulement des ingénieurs. Les biologistes sont plus à même de savoir ce qu’il faut écarter: ils sauront quels neurones servent à évacuer la nourriture, par exemple, pour que les ingénieurs n’aient pas à s’en préoccuper. D’où l’importance de l’interdisciplinarité dans le travail.
Le but est-il, à terme, de cartographier le cerveau humain?
Je vais vous donner une réponse un peu égoïste, mais pour moi, personnellement, ce n’est pas si important. Il me reste, disons, 40 ans à vivre si j’ai de la chance, et j’aimerais vraiment voir des découvertes majeures susceptibles de m’apprendre comment fonctionnent les systèmes biologiques, de mon vivant. C’est possible avec la mouche. Le cerveau humain, ce sera plus compliqué. Peut-être n’est-ce qu’une histoire d’échelle? Peut-être n’est-ce qu’une affaire de prendre le cerveau d’une mouche et de le multiplier par un million? On obtiendrait quelque chose d’intelligent, et ce serait sans doute intéressant. Mais serait-ce similaire à l’intelligence humaine? Pas sûr. Je ne pense pas qu’on puisse utiliser la même approche pour le cerveau humain que pour celui de la mouche. Ce serait trop long.
En quoi la façon dont vous abordez les neurosciences est-elle différente de celle des autres neuroscientifiques?
Dans les neurosciences, je dirais que plus de 99% des gens travaillent dans le cadre de la biologie fondamentale, sur des sujets en relation avec la médecine humaine. La plupart des études sont liées à l’impact, par exemple, qu’elles peuvent avoir sur le traitement d’une maladie. Cela a pour conséquence qu’on étudie dans la plupart des cas des souris ou des rats, parce que ce sont des mammifères, comme nous. Je pense que ce que nous faisons ici au labo peut faire évoluer les perspectives de deux façons. D’abord, nous n’abordons pas les neurosciences uniquement dans leur lien à la santé humaine. Nous pensons en termes de robotique, de nouvelles façons de construire des machines. Ensuite, nous attirons l’attention sur la minuscule fraction des neuroscientifiques qui étudient les insectes. Il ne faut pas oublier qu’une grande partie des insectes sont menacés sur la planète. Si on pense par exemple à la pollinisation et aux abeilles, ce sont des questions d’une immense importance. La drosophile n’est pas en déclin, mais l’étudier peut nous aider à faire progresser nos connaissances sur les espèces qui le sont, et à enrayer ce déclin. Cela participe à voir le monde de manière plus éco-systémique, à penser au rôle de la diversité des animaux sur la planète.
Pavan Ramdya est né à New York City en 1979. Il grandit à quelques encablures de la ville, à Long Island. Gamin, il s’intéresse très vite aux robots: “Je me demandais toujours comment on pourrait en construire qui ressemblerait à des humains, ça me fascinait.”
Jeune homme, il s’oriente d’abord vers la médecine - “en tant qu'Américain d’origine indienne, on attend généralement de vous que vous deveniez soit médecin, soit ingénieur”, sourit-il aujourd’hui. Mais alors qu’il prépare son dossier pour entrer en médecine, il change d’avis au dernier moment et se tourne vers les neurosciences. A Drew University, d’abord, puis à Harvard University, où il obtient son doctorat en 2009.
C’est dans le cadre de ses travaux post-doctoraux, déjà sur la drosophile, qu’il rejoint Lausanne. D’abord dans le laboratoire de Richard Benton à l’UNIL, puis dans celui de Dario Floreano à l’EPFL. Après un passage de deux ans au California Institute of technology, il revient à l’EPFL en 2017, en tant que professeur de neurosciences et de bioingénierie. Il y dirige le Laboratoire de neuroingénierie.
Le neuroscientifique est aussi musicien. Dans son bureau, sa Fender Jazz Bass trône en majesté. “Plus jeune, j’ai beaucoup jammé, fait du rock, Led Zeppelin et compagnie. Aujourd’hui, je continue de jouer dès que je trouve le temps. J’aime toutes sortes de musiques.” Son groove est-il à la hauteur de ses talents de chercheur? Réponse aujourd'hui, 4 avril 2025, sur scène au Polydôme avec le SV Band.