En chimie, échecs et intuition sont de précieux ingrédients
Lors d’une découverte scientifique, seuls les résultats de l’expérience réussie sont publiés. Or, les tentatives ratées qui l’ont précédée sont riches en enseignements et informations capitales. Des chercheurs de l’EPFL actifs dans le domaine de la synthèse chimique ont développé une méthode pour les récolter et les valoriser.
Une découverte n’est pas seulement le fruit d’une expérience qui a réussi. Elle est d’abord celui de toutes les tentatives infructueuses qui l’ont précédée, et surtout celui de la bonne dose d’intuition dont les chercheurs doivent faire preuve. Mieux tenir compte de ces aspects permettrait de faciliter les recherches, notamment dans le domaine de la synthèse chimique. C’est ce qu’a voulu démontrer une équipe du Laboratoire de simulation moléculaire (LSMO) de l’EPFL, qui publie un article à ce sujet dans la revue Nature Communications.
Ce laboratoire basé à Sion est spécialisé dans la synthèse et simulation de réseaux métallo-organiques (MOF), un nouveau genre de matériau découvert il y a une vingtaine d’années. Se présentant sous la forme d’un cristal tridimensionnel, il est caractérisé par un assemblage d’ions métalliques reliés par des molécules organiques, un type d’architecture qui offre des possibilités de combinaisons presque illimitées, ceci pour de très nombreuses applications. Au LSMO, on cherche essentiellement celles qui absorbent le CO2, afin de pouvoir développer un moyen de prélever ce puissant gaz à effet de serre et en limiter ainsi les concentrations dans l’atmosphère.
Or, le développement d’un nouveau MOF prend énormément de temps et d’énergie. Ce type de synthèse implique en effet de nombreux paramètres – solvants choisis, interactions, température, temps et mode de réaction, etc. Plus il y en a, plus le nombre de combinaisons possibles est élevé, rendant souvent des millions d’expériences nécessaires pour un seul résultat final. De plus, la compréhension des processus d’assemblage et de liaisons chimiques pour ce type de matériau étant encore incomplète, aucune ligne de conduite applicable de manière générale n’a pu être établie à ce jour. Pour chaque nouvelle synthèse, les chercheurs doivent donc pratiquement repartir de zéro…
Dix milliards de jours
«C’est là que l’intuition entre en scène, décrit Berend Smit, qui dirige le LSMO. Avec cette étude, nous avons voulu développer une approche systématique pour la quantifier, en se basant notamment sur des techniques de machine learning.»
Pour faire cette démonstration, les chercheurs ont pris l’exemple d’un MOF bien connu des chimistes. Appelé HKUST-1, ce cristal présente toutefois des différences suivant les groupes qui l’ont synthétisé. Pour mesurer la part d’intuition investie dans ce genre de travail, les scientifiques sédunois ont justement fait appel à un système qui n’en utilise pas: un synthétiseur robotisé ultraperformant. Intégrant pas moins de 9 paramètres différents, ils ont ainsi pu remonter le processus, recensant informatiquement tout le potentiel d’expériences de synthèse ratées ou partiellement réussies.
«Notre robot peut assurer une trentaine de réactions par jour, commente Kyriakos Stylianou, responsable de la synthèse au LSMO. Même avec cette efficacité, le nombre de possibilités est si nombreux qu’il lui faudrait à peu près 10 milliards de jours pour en réaliser la totalité. Cela montre bien à quel point, pour parvenir à ses fins, un chercheur travaillant dans des conditions standard, c’est-à-dire sans un tel robot, doit faire intervenir son intuition et faire des choix.»
Consciemment ou non, un doctorant qui fait de nombreuses expériences à la suite apprend en fait beaucoup de toutes celles qui n’ont pas mené au résultat escompté. C’est ainsi que se développe cette sorte de «flair», qui lui suggère que telle ou telle variable est plus importante que d’autres. Par exemple, si changer la température avait eu un effet, même minime, à un moment donné, il sera davantage tenté de tester à nouveau cette option.
Convaincre le monde scientifique
Les techniques du Machine Learning ont non seulement permis aux chercheurs de quantifier cette intuition avec précision, mais aussi au robot de faire les synthèses de manière plus efficaces. Ce qui prend vraiment du sens lorsque l’on sait que plus d’un millier de nouveaux MOF sont fabriqués chaque année et que pour chaque essai de synthèse, on compte entre 10 et 100 tentatives infructueuses. Or, ces tâtonnements sont porteurs d’informations capitales et potentiellement utiles, aussi bien pour des recherches ultérieures que pour d’autres groupes travaillant dans le même domaine. Elles pourraient être récoltées et valorisées, grâce à la méthode mise au point au LSMO ainsi qu’à l’infrastructure mise à disposition du laboratoire de l’EPFL par le programme NCCR MARVEL.
«Il s’agit maintenant de convaincre les scientifiques de partager leurs expériences ratées, ajoute Berend Smit. Si nous y parvenons, nous changerons radicalement la manière dont nous faisons de la chimie.»
"Capturing chemical intuition in synthesis of metalorganic frameworks", Seyed Mohamad Moosavi, Arunraj Chidambaram, Leopold Talirz, Maciej Haranczyk,
Kyriakos C. Stylianou, Berend Smit. Publié dans Nature Communications le 1er février 2019. DOI: 10.1038/s41467-019-08483-9.