«En biologie, il y avait une branche que je détestais: l'embryologie»

Denis Duboule - 2024 EPFL/Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0

Denis Duboule - 2024 EPFL/Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0

Denis Duboule recevra en juin la prestigieuse Médaille Ross G. Harrison récompensant 35 années de travail et de passion sur la génétique de l’embryologie, en particulier à travers l'étude des gènes Hox. Portrait à l’heure de la retraite à l’EPFL.

Biologiste et généticien. Denis Duboule se définit comme un workaholic, et les deux laboratoires qu’il dirige - à l’EPFL depuis 20 ans et jusqu’à la fin de l'année dernière, ainsi qu’au Collège de France - illustrent son engagement sans relâche pour la recherche scientifique. Ses travaux ont permis des avancées majeures dans le domaine de la biologie du développement, notamment grâce à ses découvertes sur les gènes Hox. Ces derniers jouent un rôle fondamental dans la formation des structures corporelles chez les vertébrés en fournissant aux cellules des instructions précises sur leur localisation et leur fonction.

«La passion, explique-t-il, ce n’est pas un job à mi-temps. Il faut quand même voir la réalité: cela fait 35 ans que je travaille 7 jours sur 7. Mon épouse, elle aussi chercheuse, s’implique tout autant.» On leur demande souvent comment ils ont fait pour avoir une famille à ce rythme-là. «Eh bien, je réponds que nous avons élevé 4 enfants qui font des choses passionnantes et qui ne sont jamais allés en prison. Pour l’instant.»

Denis Duboule a dirigé son laboratoire à l'EPFL pendant 20 ans.
© 2010 EPFL/Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0

La Médaille Ross G. Harrison, une consécration

Le professeur n’en est pas à une boutade près. En revanche, sa carrière, il l’a menée avec beaucoup de sérieux et d’intégrité. Elle a d’ailleurs été ponctuée de nombreuses récompenses. Mais avoir été choisi par La Société Internationale de Biologie du Développement pour recevoir la Médaille Ross G. Harrrison, un prix décerné tous les 4 ans, est une consécration.

«C’est un prix spécial pour moi, car il n’a jamais été attribué à un chercheur suisse. Je suis d’autant plus fier qu’à priori, je ne cochais pas toutes les cases pour le recevoir. Avec mon équipe, nous avons intégré de la génétique et de la génomique dans la biologie du développement. Nous avons mené des recherches qui sortaient du cadre strict, ancien, de cette spécialité historique.»

Cette reconnaissance touche particulièrement le professeur au Laboratoire de génomique développementale, car elle implique de nombreux chercheurs et chercheuses qui l’ont accompagné pendant 35 ans. «Cela me permet de regarder en arrière et d’apprécier le chemin parcouru.»

«J'ai commencé avec un laboratoire de 7 ou 8 personnes et je termine avec un laboratoire de 7 à 8 personnes, c'est tout.
Je ne suis pas intéressé par les grandes usines à gaz.»
- 2024 EPFL/Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0

La sérendipité comme karma

Denis Duboule n’a pas grandi dans un foyer d’universitaires. Jeune, il pense n’avoir jamais ressenti de vocation. Alors, comment est-il tombé dans la marmite scientifique? De son propre aveu, il pratiquait volontiers l’oisiveté lorsqu’il était écolier, et beaucoup de sport - planche à voile, ski, tennis. Il avait même débuté l’école de sport à Genève. Il grattait aussi la guitare sans trop de conviction, contrairement à ses deux fils, aujourd’hui musiciens de jazz professionnels.

La biologie est arrivée par hasard, à la suite d'une inscription à l'université de Genève, motivée par le désir de suivre ses amis. «Franchement, cela m’a un peu cassé les pieds au début. Je détestais en particulier une branche qui s’appelait l’embryologie. Je n’y comprenais rien, trop de mots compliqués. Et puis j’ai acheté un vieux bouquin français intitulé Embryologie, de Charles Houillon. J’y ai trouvé la description claire de ce que je ne comprenais pas: la gastrulation.» Pour les profanes, c’est le moment où l’embryon s’organise, une étape cruciale dans le développement embryonnaire des organismes multicellulaires, y compris chez les humains. «Et j’y ai consacré ma vie professionnelle.»

Embryon de souris commune © wikipedia

Denis Duboule décrit l'embryologie comme une science fascinante, bien différente des disciplines «dures», comme les maths ou la physique. Il la voit comme un domaine où l’imagination et les hypothèses ont toute leur place, souvent même trop de place, ce qui lui convient parfaitement. Selon lui, cette branche de la biologie permet d'explorer, de rêver, tout en restant ancrée dans une quête de vérité. Les erreurs sont fréquentes, elles font partie du processus: «on efface, on recommence, un peu comme un peintre qui retravaille sa toile. La biologie fondamentale est un terrain de jeu infini et j’en ai bien profité.»

Une carrière qui aurait pu s’arrêter net

Dans les années 80, Denis Duboule traverse une période tumultueuse dans sa carrière de chercheur. Doctorant dans le laboratoire du professeur Karl Illmensee à l’Université de Genève, il est témoin d’une «mauvaise conduite scientifique». En réalité, il est projeté au cœur d’un scandale scientifique majeur qui défraye la chronique. En 1981, son professeur publie dans Cell une étude prétendant, grâce à un procédé révolutionnaire, permettre le clonage de trois souris. Ayant accès au laboratoire, Denis Duboule constate rapidement qu’il y a des problèmes inexplicables. Confronté à des pressions et des menaces, il est entraîné dans un conflit juridique avec son superviseur, et une commission d'enquête internationale examine l'affaire. Trois longues années de lutte s'en suivent. «À cette époque, je me suis demandé si j’allais continuer ce boulot. Sans Kurt Bürki, le collègue senior qui avait démarré toute l’affaire, je pense que j’aurais laissé tomber la biologie.»

Denis Duboule est doctorant dans le laboratoire de Karl Illmensee © 1980 DR

Le jeune chercheur rebondit en se rendant à Strasbourg, où il est invité par le professeur Pierre Chambon, un pionnier de la génétique moléculaire. «Je me souviens très bien, il m'a dit quelque chose comme "Venez récupérer chez moi". J'ai passé cinq ans dans son laboratoire et très peu de temps après mon arrivée, il m'a donné un petit groupe de recherche. Un geste qui, de nos jours, serait difficilement envisageable. Pierre Chambon a aujourd’hui 95 ans et il reste un ami très cher.»

Pierre Chambon et Denis Duboule sont amis depuis 45 ans © 2024 DR

L’avenir à cinq ans

«Mon horizon professionnel, je le vois à cinq ans, puisque j'ai du financement pour cette période au Collège de France à Paris. De toute façon, je vais bientôt atteindre ma date d'obsolescence programmée», plaisante-t-il. «Travailler jusqu'à 75 ans, c'est inimaginable. J'ai eu une chance incroyable: Genève m'avait accordé quatre années supplémentaires, et l'EPFL m'en a donné cinq qui se sont terminées il y a peu. Je ne sais pas si je resterai cinq ans au Collège de France, mais j'apprécie l'idée de pouvoir décider moi-même quand m'arrêter.»


Auteur: Sandy Evangelista

Source: People

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