Ecosystèmes glaciaires, des mondes en voie de disparition
Longtemps considérés comme dépourvus de vie, les glaciers — et leurs microorganismes — reçoivent désormais l’attention qu’ils méritent.
Tout commence avec un petit grain de poussière. Apportée par le vent, une particule de suie ou autre concrétion corpusculaire se pose sur la glace. À peine arrivé, ce nutriment réveille des microorganismes — bactéries, algues, champignons — en dormance sous la surface. À mesure que leur métabolisme produit de la matière organique en plus, le grain de poussière grandit, absorbe un peu plus de lumière et s’enfouit un peu plus profondément dans la glace fondue. Les petites flaques ainsi formées se remplissent d’eau riche en nutriments, et la croissance du phénomène s’accélère. Il en résulte un écosystème dans une flaque, ou « cryoconite » — une démonstration fascinante de la manière dont les paysages glaciaires déterminent et sont déterminés par de microscopiques résidents.
La glace couvre un dixième de la surface terrestre. Pourtant, nous avons à peine commencé de cataloguer les myriades d’espèces qui peuplent ces habitats gelés, explique Tom Battin, directeur du Laboratoire des écosystèmes fluviaux au sein de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC). « Les glaciers sont nos châteaux d’eau, et les rivières qui en découlent sont les robinets d’eau douce dont dépendent des centaines de millions de personnes. Mais ils sont bien plus que cela. Il est grand temps que nous comprenions tout ce que nous perdons quand la glace fond: quelles espèces y vivent, quelle biodiversité est sur la sellette? Pour cela, nous devons recenser en détail la biodiversité locale.»
Dessous, dessus et dans la glace, la vie
Il y a encore quelques décennies, les glaciers étaient souvent absents des manuels d’écologie. Aujourd’hui, on sait qu’ils grouillent de vie microbienne. À la surface, bactéries, algues et champignons profitent de la belle saison. Parfois visibles à l’œil nu, tels les cryoconites ou « neige rouge », ils emploient une variété de stratégies pour tirer parti de l’énergie solaire. En profondeur, l’écoulement continu du glacier broie le substrat rocheux dans des «usines à minéraux» qui fournissent une source d’énergie à certaines bactéries. Dans la glace, souvent à des kilomètres de profondeur, des microbes forment des poches de vie dans un réseau tridimensionnel où circule une saumure liquide.
Pendant un peu plus de 20 ans, Tom Battin s’est penché sur les écosystèmes microbiens glaciaires. Il a récemment dirigé le premier recensement mondial de la diversité des microorganismes dans les cours d’eau issus des glaciers. Un travail qui l’a entraîné aux quatre coins du monde avec un réseau de scientifiques. «Avec l’appui de la Fondation Nomis, nous avons pu échantillonner les glaciers des Amériques, de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique et de la Nouvelle-Zélande, explique-t-il. En conjuguant phylogénie et méthodes de pointe en biologie moléculaire, nous avons élaboré une base de données unique. Elle nous a permis d’identifier des modèles valables à l’échelle mondiale et, pour la première fois, offre un panorama complet de ces écosystèmes en danger. Cela change tout.»
En conjuguant phylogénie et méthodes de pointe en biologie moléculaire, nous avons élaboré une base de données unique. Elle nous a permis d’identifier des modèles valables à l’échelle mondiale et, pour la première fois, offre un panorama complet de ces écosystèmes en danger. Cela change tout.
Les répercussions de la fonte des glaces
En étudiant les microorganismes des écosystèmes glaciaires, les scientifiques espèrent mieux comprendre leurs stratégies pour collecter de l’énergie dans l’un des environnements les plus difficiles de la planète. Ils font face à des températures négatives, à la pénurie de nutriments et à des cycles répétés de gel et de dégel. « Les espèces des glaciers présentent un métabolisme très flexible, qui leur permet de passer d’un mode photoautotrophe, pour profiter de la lumière solaire, à hétérotrophe, pour consommer du carbone organique. Dans le même temps, les chimiolithoautotrophes tirent leur énergie des composés inorganiques. »
En transformant les composés inorganiques (carbone, azote et sulfure) en molécules plus facilement disponibles, ces microorganismes fournissent des nutriments vitaux à une chaîne alimentaire qui se complexifie à mesure que l’on va en aval. « Le point le plus important, c’est que la biodiversité s’homogénéise lorsque les glaciers fondent, explique Tom Battin. Le phénomène s’accentue alors que les microbes, algues et invertébrés spécialisés sont remplacés par des organismes généralistes qui remontent le courant et colonisent les zones libres de glace. »
Avec cette disparition, nous perdons un potentiel génétique encore méconnu, qui pourrait profiter à l’humanité. « Les entreprises de biotechnologies sont intéressées à prospecter ces bactéries, par exemple pour identifier des enzymes à même de catalyser des réactions chimiques à basse température. On pourrait ainsi améliorer le rendement de certains processus industriels en baissant la température requise. On espère également trouver de nouveaux antibiotiques dans ces environnements vierges et retirés. »
Relever le défi sur Terre et au-delà
C’est pour cela que des projets cherchent actuellement à sauvegarder ces microorganismes dans des biobanques, explique Ianina Altshuler, directrice du Laboratoire d'adaptation du microbiome à l’environnement changeant (MACE) à l'ENAC, qui travaille sur les écosystèmes du permafrost. La tâche est complexe, poursuit-elle: « Nous ne sommes capables de préserver qu’un petit pourcentage des espèces microbiennes, environ un pour cent. » Il est tout aussi ardu de faire l’inventaire des microorganismes actifs dans leurs niches cryosphériques. « C’est un vrai défi de les identifier dans leur écosystème, par exemple à l’intérieur des veines saumâtres du permafrost, parce qu’ils sont si peu nombreux comparé aux microorganismes morts ou dormants tout autour dans le substrat. »
L’étude de ces écosystèmes microbiens, directement dans leur habitat hostile, pourrait un jour s’avérer précieuse afin de mener des recherches beaucoup, beaucoup plus loin. « On pourrait exploiter les environnements cryosphériques terrestres pour tester des instruments destinés à être embarqués dans des missions de recherche de la vie sur Mars ou Encelade, la lune océanique glacée de Saturne », explique Ianina Altshuler. Avec une équipe de scientifiques, elle a participé au développement d’un système semi-automatique de détection de la vie. Il peut collecter et analyser des échantillons environnementaux pour identifier des traces d’activité biologique. Conçu pour être intégré sur un rover lunaire, l’instrument a fait ses preuves dans l’extrême arctique canadien.
Former la prochaine génération de scientifiques de la cryosphère
En attendant, les scientifiques continueront d’étudier les écosystèmes glaciaires ici, sur Terre. « Dirigé en collaboration avec des partenaires danois, allemands, français, autrichiens et britanniques, le projet ICEBIO a pour objectif de former une génération de scientifiques conscients que la glace, ce n’est pas que de l’eau gelée, mais aussi le lieu d’un biome complexe, explique Tom Battin. En étudiant les boucles de rétroaction à petite échelle et leurs implications à grande échelle, les participants vont tenter de prédire comment ces écosystèmes évolueront à mesure que le climat se réchauffe. » Dans ce cadre, il supervise deux thésards financés dans le cadre du réseau doctoral ICEBIO Marie Skłodowska-Curie.
Les doctorants ont effectué des travaux de terrain au Tadjikistan, au sein de l’expédition PAMIR de l’Institut polaire suisse. Plus près de chez eux, ils ont carotté les glaces de cinq glaciers valaisans et échantillonné les cours d’eau qui en sont issus, afin de comparer les espèces présentes. Un processus fastidieux, entre journées de mesures sur le terrain et mois de travail en aval, pour extraire et séquencer l’ADN, ainsi que pour analyser les données avec des outils bio-informatiques. Dans l’intervalle, un autre projet a pour objet l’exploration des cours d’eau. Il s’agit de mieux comprendre les chrysophycées, des algues unicellulaires qui forment de véritables forêts et qui, grâce à leurs caractéristiques biophysiques uniques, sont particulièrement bien adaptées aux flux turbulents qui hébergent de grandes quantités de bactéries.
Il y aurait de nombreux avantages à bénéficier d’une image plus détaillée des processus microbiologiques de la cryosphère. Cela pourrait offrir un meilleur aperçu du verdissement des écosystèmes postglaciaux, tel que l’observent de plus en plus souvent les écologistes. À mesure qu’ils fondent, les glaciers mobilisent moins de matériaux. Les eaux, moins troubles, laissent plus facilement passer la lumière incidente. Cela rend le lit de la rivière plus hospitalier pour les producteurs primaires. C’est ainsi qu’apparaissent de véritables « oasis vertes », quand les organismes phototrophes (capables de photosynthèse) rem-
placent les chimiolitho-autotrophes (qui minent les minéraux). L’un des rares cas de transition d’un écosystème gris à un écosystème vert qui ne réjouit pas les scientifiques.