«Développer l'esprit critique des étudiantes et étudiants»
Siroune der Sarkissian participe à la transformation du cursus EPFL pour y intégrer une forte composante de durabilité. Après 15 ans dans une multinationale, ses propres questionnements l’ont poussée à faire un virage professionnel à 180°.
Dans une autre vie, Siroune Der Sarkissian prenait l’avion plusieurs fois par an, gérait des projets industriels sur plusieurs continents et cherchait des solutions pour optimiser les chaînes d’approvisionnement. Mais une prise de conscience progressive des impacts de son entreprise l’a poussée à abandonner une carrière toute tracée dans une multinationale connue pour ses produits de grande consommation.
Aujourd’hui elle œuvre à redessiner le cursus académique de l’EPFL sur un modèle à trois piliers: un cours obligatoire qui pose les bases de la compréhension de la durabilité forte et de la pensée systémique en première année de Bachelor, des nouveaux cours spécifiques à chaque section en matière de durabilité dans la suite du parcours, et l’ajout de thématiques liées à la durabilité dans les cours existants au niveau Bachelor et Master.
A sa sortie de l’école d’ingénierie ENSIA (AgroParisTech), Siroune Der Sarkissian n’imaginait pas qu’elle se consacrerait un jour à une telle aventure. Elle a tout de suite travaillé dans l’entreprise où elle avait effectué son stage de fin d’études et ne l’a plus quittée pendant quinze ans, au cours desquels elle a occupé différents postes, de la logistique à la gestion de projet, en France, au Panama, au Japon et à Genève.
«Dans mon enfance, je fuyais déjà la surconsommation. Puis, en Arménie dont ma famille est originaire, je me souviens avoir été extrêmement choquée par l’accumulation de déchets laissés au bord du lac Sevan. Mais en dehors de ça, j’avais peu de compréhension systémique des problèmes socio-écologiques. Et même à l’ENSIA, entre 2001 et 2004, je n’ai absolument pas été formée aux questions de durabilité. Il n’y avait aucune réflexion là-dessus. Seul un prof nous a parlé des impacts sociaux du travail.»
Et même à l’ENSIA, entre 2001 et 2004, je n’ai absolument pas été formée aux questions de durabilité. Il n’y avait aucune réflexion là-dessus. Seul un prof nous a parlé des impacts sociaux du travail.
Des questions sociales à l’environnement
Dès le début de sa carrière, Siroune éprouve des réticences vis-à-vis de la manière dont les choix sont faits: les 3x8 qui dérèglent la santé des personnes, les décisions prises par le siège sans compréhension des répercussions générées, une trop grande focalisation sur les profits. Puis, au bout de quelques années, des préoccupations environnementales viennent s’ajouter à ces questions sociales: elle commence à réaliser les impacts causés par les produits de grande consommation, dont la production est morcelée sur plusieurs pays et nécessite des quantités phénoménales de ressources. C’est là qu’elle se heurte au système : «On avait par exemple essayé de trouver une solution pour diminuer la quantité de plastique des emballages de toute une gamme de produits, mais la réponse du département design a été ‘non’, car ce n’était plus assez joli», raconte Siroune.
De plus en plus dérangée par les injonctions de l’industrie à consommer toujours plus, elle devient « de plus en plus vocale » auprès de sa hiérarchie et demande à s’impliquer davantage dans des projets en lien avec l’environnement. Elle obtient alors des missions, par exemple pour réduire les impacts eau et énergie de 25 usines à travers le monde, mais elle réalise la limite de son pouvoir d’action: «C’est très compliqué de changer l’ADN d’une boîte avec de tels impératifs financiers. On est comme embrigadés dans un système.»
Un nouveau mode de vie
Certaines rencontres ont renforcé sa prise de conscience: un ami médecin a été le premier à l’alerter sur le dérèglement climatique. En 2019, la dissonance cognitive qu’elle ressent est devenue trop forte: elle démissionne sans perspective particulière pour la suite de sa carrière. S’ensuit le covid, période pendant laquelle elle passe beaucoup de temps à s’informer en ligne et à se former. Elle s’engage en politique au niveau local et crée une autoentreprise pour donner des formations comme la Fresque du climat ou l’atelier 2tonnes. En quelques années, son mode de vie a complètement changé, tant dans sa manière de se nourrir que d’organiser ses loisirs. Elle ne chauffe même plus son appartement, «expérience à tester», dit-elle!
Le poste à l’EFPL, c’est une amie qui le lui a signalé. On est alors en 2022 et elle ne croit que peu en ses chances de l’obtenir, vu son peu de connaissances du milieu académique. Mais elle se prépare sérieusement à l’entretien et réussit à enthousiasmer le comité de recrutement. C’est ainsi qu’elle rejoint le groupe éducation de l’unité Durabilité, où elle se passionne depuis lors pour les différents projets de son équipe et coordonne notamment le nouveau cours de 1ère année.
Faire passer des messages
On peut toucher des étudiantes et étudiants en développant leur esprit critique, à une période de leur vie où ils peuvent encore changer de valeurs internes.
«On peut toucher des étudiantes et étudiants en développant leur esprit critique, à une période de leur vie où ils peuvent encore changer de valeurs internes, explique Siroune. A ce stade, tu quittes assez souvent ton milieu familial, tu découvres des personnes ayant d’autres parcours, tu te crées potentiellement de nouvelles amitiés via les associations - une chance énorme à l’EPFL, ce qui n’est pas le cas dans toutes les universités - et c’est un moment où tu peux te requestionner plus facilement pour développer ton identité personnelle et professionnelle. C’est donc un moment-clé où l’on peut faire passer des choses.»
Et ce lien avec les jeunes, elle le chérit. «J’adore passer du temps avec les étudiantes et étudiants, ils m’apprennent énormément de choses et je me prends régulièrement des claques. Par exemple, quand le groupe de travail sur mandat de la direction a été créé pour réfléchir au cursus, le nom du projet s’appelait ‘Tech4Climate’. Un des étudiants consultés m’a alors dit qu’avec un nom pareil, il ne passerait pas une minute dessus. En effet, cela envoyait le message d’une démarche techno-solutionniste, ce qui nous faisait passer à côté de beaucoup de choses. On a réussi à le faire renommer en ‘Teach4Sustainability’ par la direction.»
Les dés sont maintenant lancés. Après plusieurs mois de travail, en collaboration avec la Vice-présidence académique, les sections SIE et SHS, le CAPE, une douzaine de profs ou intervenant·es UNIL, EPFL et externes, ainsi que des groupes estudiantins intéressés par ces sujets, le pilote du futur cours obligatoire de première année s’est déroulé au printemps 2024 à l’échelle de 150 étudiant·es.
«L’année prochaine on passera à plus de 2000. Donc le changement est drastique et le travail est loin d’être terminé», souligne la cheffe de projet, qui avoue s’être énormément questionnée et requestionnée sur les détails du cours, des ateliers et des messages à faire passer: «Ce sont des choix qui ne sont pas simples et demandent une coordination fine avec toutes les parties prenantes. Il faut apprendre à accepter qu’on doive passer par des erreurs, d’où l’intérêt de faire des pilotes.»
Le questionnement, une constante dans le parcours plein de rebondissements de Siroune Der Sarkissian. De quoi inspirer celles et ceux qui, parmi les futurs ingénieur·es, architectes et scientifiques de l’ EPFL, se demandent comment apporter plus de sens à leurs études dans un monde en pleine transformation.