Des lignes de tram qui creusent le fossé social

L'extension du réseau de tram genevois, parmi d'autres, sous la loupe d'une sociologue.

L'extension du réseau de tram genevois, parmi d'autres, sous la loupe d'une sociologue.

Surprenante conclusion que celle obtenue par Hanja Maksim au cours de son travail de thèse à l'EPFL: les politiques d’expansion des transports publics peuvent renforcer certaines inégalités.

Que n’a-t-on chanté les louanges des politiques urbaines fortement favorables aux transports en commun ! Destinées généralement à inciter les utilisateurs à renoncer à leur véhicule individuel pour rejoindre les centres, ces efforts peuvent parfois déboucher sur des réalités moins réjouissantes.

Telle est l’une des conclusions auxquelles est parvenue la sociologue Hanja Maksim, doctorante au Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL (LaSUR) sous la direction de Vincent Kaufmann. «Lorsque les politiques décident par exemple de prolonger une ligne de tram pour qu’elle atteigne une banlieue, il peut arriver qu’ils ne tiennent pas compte du fait que les habitants de ces quartiers n’ont pas de projet compatible – autrement dit que cette ligne directe vers le centre n’est pas forcément ce dont ils ont besoin pour leur existence quotidienne.» Pire, selon la chercheuse, certains types de développements de la mobilité, que ce soit par les transports publics ou en véhicule privé, peuvent faire augmenter la précarité de certaines populations. «Des personnes de condition modeste peuvent se voir contraintes d’accepter des emplois plus précaires, inconfortables parce que situés loin de chez eux, simplement parce que le moyen de s’y rendre a été développé», illustre-t-elle.

Elle s’est penchée pour son travail de thèse, qu’elle a défendu jeudi soir, sur quatre agglomérations aux caractéristiques bien particulières. Genève, Berne, Clermont-Ferrand et Grenoble ont ainsi été passées au crible, et un panel de leurs habitants interrogés. «Je me suis concentrée sur des groupes de population particulièrement touchés par des difficultés liées à la mobilité: les personnes âgées, les familles monoparentales et les personnes à faible revenu», explique Hanja Maksim.

Un travail de terrain qui lui a permis de mettre en lumière plusieurs paradoxes liés aux déplacements de chacun. Ainsi, le fait que les villes tendent de plus en plus à répudier l’automobile, qui résiste toutefois envers et contre tout grâce à ses avantages intrinsèques. Mais aussi, voire surtout, qu’une augmentation de l’offre en mobilité n’est pas forcément toujours ce qu’attendent ces populations. «On peut les comparer à des insulaires, image la chercheuse. Ce qui les intéresse le plus, ce n’est pas de pouvoir se rendre n’importe quand sur les îles voisines. C’est plutôt de pouvoir disposer de tout ce dont elles ont besoin sur leur propre île.» Traduite en termes urbanistique, cette métaphore appelle donc à des politiques qui viseraient davantage de diversification des activités dans chaque quartier, avec surtout des efforts pour y créer des emplois. Dans les faits, cela appelle à un rapprochement des services traitant de la mobilité avec ceux qui s’occupent d’aménagement du territoire.

Est-ce à dire que les urbanistes et planificateurs des quatre villes étudiées ont fait tout faux ? «Mon travail débouche sur certaines critiques, reconnaît Hanja Maksim. Mais j’apporte aussi un élément théorique qui permet de reconsidérer ces questionnements avec davantage de recul: la notion de motilité, théorisée par Vincent Kaufmann, qui ne se contente pas des critères de déplacements et d’accès. Il s’agit de prendre en compte également les projets de ces populations ainsi que leurs compétences dans la manière de se servir au mieux de l’offre à disposition – et j’ai pu constater que ces dernières étaient très poussées.»

Tous ces paramètres constituent le «capital de mobilité» de chacun. A l’instar d’un capital social ou économique, celui-ci peut révéler des inégalités insoupçonnées.


Auteur: Emmanuel Barraud

Source: EPFL