Des greffes pour organes qui s'inspirent de la grenouille

Trois équipes de chercheurs du CHUV (Centre hospitalier universitaire vaudois), de l'EPFL (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne) et de l'UNIL (Université de Lausanne), sont en train de mettre au point un processus de réparation d'organes internes par ingénierie tissulaire en se concentrant, dans un premier temps, sur l’urètre et la vessie et leurs malformations. Un espoir, à terme, pour des patients qui dépendent aujourd'hui encore largement de la réparation de ces organes par du tissu provenant d’autres organes.

On le sait, le don d'organe est un sujet délicat: les donneurs demeurent dramatiquement peu nombreux en regard des besoins. De plus, les transplantations nécessitent des traitements lourds au vu des risques élevés d'infection et des réactions de rejet de l’organisme. Quant aux coûts relatifs à ces interventions, ils sont proportionnels au degré de difficulté qu'elles représentent. D'autre part, le recours à des greffes tissulaires provenant d'autres organes du patient entraîne lui aussi de sévères complications.

Dans ce contexte, l'alternative proposée par l'ingénierie tissulaire semble très prometteuse. L'objectif est d'éliminer les effets négatifs des méthodes précitées en privilégiant une approche complètement différente, du "cousu main sur-mesure" en quelque sorte.

Parmi d'autres organes internes, la vessie semble se prêter particulièrement bien à l'ingénierie tissulaire, raison pour laquelle le Laboratoire de recherche en urologie et chirurgie pédiatrique du CHUV, sous l'impulsion du PD Dr Peter Frey, en collaboration avec le Prof Jöns Hilborn du Laboratoire des polymères, le Prof Wurm du Laboratoire de biotechnologie cellulaire à l'EPFL et le Prof Horisberger de l'Institut de pharmacologie et toxicologie de l'UNIL. De plus les équipes lausanoises collaborent avec le Docteur Mayer du Laboratoire des materiaux biocompatible de l’ETH Zurich et le Docteur Edelman de l’EMPA de St-Gall.
Ces chercheurs ont réuni leurs compétences pour répondre à un grand défi: remettre à neuf les vessies mal formées ou déficientes à partir d'une méthode apparentée à celle utilisée, par exemple, pour greffer les grands brûlés et qui se fonde sur la croissance des cellules de la peau des patients eux-mêmes.

Le Prof Jöns Hilborn du laboratoire des polymères explique les grandes lignes du processus: "On pratique une biopsie sur une partie saine de l'organe concerné d'environ 2 mm2, préférablement par voie endoscopique. Puis on isole les cellules et on les fait croître sur un substrat particulier, une sorte d'échafaudage qui a les mêmes qualités mécaniques que le tissu à reconstruire. Le tout va faire office de greffe sur l'organe malade. Le chirurgien pourra coudre ce tissu, formé au laboratoire, en lieu et place de la partie malade ou congénitalement absente de l’organe. Une fois que les cellules saines auront crû sur toute la surface de l'échafaudage et se seront différenciées, ce dernier se 'biodégradera' sans laisser de trace."

Parmi les nombreux avantages de la méthode qui en font aussi la spécificité, il faut souligner le temps minimal (de 2 à 3 semaines au maximum) que requiert la culture in vitro, l'essentiel de la croissance et la différentiation cellulaire se déroulant in vivo, ce qui diminue drastiquement les risques liés à de longues périodes de culture in vitro.

L'idée est merveilleuse

Mais pour qu'elle puisse se concrétiser avec succès, autrement dit pour que la greffe "prenne", médecins, biologistes et ingénieurs doivent répondre de manière adéquate à plusieurs exigences de base. Le matériau du support sur lequel poussent les cellules doit permettre leur adhésion, leur croissance et leur différenciation. Il faut naturellement que cette construction soit biocompatible, qu'elle puisse offrir les propriétés biomécaniques propres à l'organe concerné et se bio-dégrader par la suite sans sécréter de substances toxiques. Partant de ce "cahier des charges", les ingénieurs de l'EPFL ont mis au point un matériau qui répond aux conditions exigées. Il s'agit d'un polymère thermoplastique biodégradable sur lequel a été sélectivement déposée une couche d’une protéine de la matrice extracellulaire comme par exemple le collagène. Ainsi modifiée, la surface offrirait aux cellules un environnement proche de celui de la nature.

Une régénération immédiate

Mais les chercheurs font encore face à un autre écueil. En règle générale, lorsqu'un tissu est atteint, l’organisme réagit grâce à deux mécanismes dominants, la cicatrisation et la régénération, afin de réparer la plaie. "Lors de l'amputation d'un membre, explique le Prof Hilborn, la cicatrisation referme la plaie, mais ni le bras, ni la jambe ne repoussent. Ce qui n'est pas le cas pour la grenouille immature. Une patte arrachée repousse. Pourquoi ? Parce qu’ici la régénération prend le pas sur la cicatrisation. Pour les médecins, les biologistes et les ingénieurs, il s'agissait donc de tenter d’imiter cette particularité, donc d’utiliser un mécanisme qui fasse obstacle à la mise en route du processus de cicatrisation tout en permettant une régénération du tissu fonctionnel de la paroi vésicale qui s'achève par la culture, en laboratoire, des cellules de ses composants sur un échafaudage adéquat, pour un temps limité. Ensuite, on les implante dans le corps du patient où vont se poursuivre la croissance et la différenciation cellulaires contrôlées par voie naturelle. Cette paroi vésicale doit impérativement posséder plusieurs propriétés importantes telles que l’imperméabilité, la résistance au milieu agressif que représente l’urine ainsi qu’une élasticité importante.
Les premiers tests cliniques pourraient être envisagés dans le courant de 2002, à condition de trouver d'ici là les fonds nécessaires au financement qui permettra la poursuite de ce projet.

Fruit d'une intense collaboration interdisciplinaire qui a donné lieu à la formation de doctorants et à des échanges d'étudiants entre les institutions concernées, cette stratégie de recherche pourrait ouvrir un jour la voie à la réparation d'autres organes.