Confinée dans les glaces de l'Arctique pour étudier le climat
Le brise-glace allemand Polarstern dérive depuis l’automne dans les eaux gelées arctiques. Julia Schmale, experte en science atmosphérique à l’EPFL, l’a rejoint il y a deux mois pour étudier la formation des nuages et leur rôle dans le réchauffement de la région et de la planète.
Des températures de - 40 degrés. Une longue nuit d’hiver laissant la place au jour perpétuel. Et tout autour, de la glace, encore de la glace… Dans ces conditions inhabituelles travaille actuellement une équipe internationale de chercheurs réunie à bord du vaisseau allemand le Polarstern. Depuis septembre et pour une année, ce brise-glace à vocation scientifique dérive lentement dans les eaux gelées allant du Nord de la Sibérie à l’archipel Svalbard, aux abords du Groenland. Chercheuse en science atmosphérique à l’EPFL, Julia Schmale l’a rejoint il y a deux mois.
Le navire a été sciemment mis dans cette situation dans le cadre d’un projet d’envergure. Intitulé MOSAIC - pour «Multidisciplinary drifting Observatory for the Study of Arctic Climate» - , il a pour but de mieux comprendre le climat de la zone arctique et son rôle dans l’évolution du climat terrestre. A bord, Julia Schmale a pris la tête de l’équipe chargée des analyses atmosphériques. Son retour en Suisse, ainsi que celui de son doctorant Ivo Beck, étaient prévus pour mi-avril. Les effets de la crise sanitaire les ont repoussés à début juin.
Depuis peu, la jeune scientifique dirige le nouveau Laboratoire de recherches en environnements extrêmes de l’EPFL, à Sion. Rompue aux expéditions polaires, Julia Schmale avait participé à l’expédition ACE, qui a fait le tour de l’Antarctique en 2017. A bord du Polarstern, elle étudie les particules présentes dans l’air arctique et leur rôle dans la formation des nuages. Depuis la mer de glace, elle décrit cet environnement fascinant, une glace presque vivante, les sorties sur la banquise, le déroulement et le but de ses travaux. L’interview complet est à lire sur le site EPFL Out There.
- Comment est-ce de vivre et de travailler sur la glace ?
« Imprévisible ! La couverture de glace évolue rapidement. De nouvelles fissures, canaux ou crêtes peuvent apparaitre durant la nuit, nous empêchant de rejoindre nos sites de recherches sur la banquise. Suivant l’ampleur des transformations, nous devons chercher d’autres voies d’accès, ce qui peut retarder les activités prévues ou même les rendre impossibles. Parfois, ces changements se produisent quand nous sommes dehors. Nous devons alors garder un œil sur le chemin du retour, ou nous sommes rappelés par la passerelle du bateau, qui coordonne et suit les activités extérieures. Avant de sortir, nous devons toujours noter qui, exactement, va où, avec quel type d’équipement et surtout, qui assure la surveillance des ours polaires. La personne désignée porte un pistolet lance-fusées pour éloigner l’animal si besoin et un fusil au cas où il s’approche trop vite. Nous avons aperçu un ours le 23 avril pour la première fois depuis notre arrivée.
Sinon, le paysage est juste magnifique. Quand nous sommes arrivés, c’était encore la nuit perpétuelle, avec un début d’aurore. Les différents sites de recherche, sur la banquise, avaient l’air très éloignés, mais faciles d’accès à pied sur une glace plutôt lisse. Maintenant, il fait jour 24h sur 24h. Tout semble plus près, mais bien plus difficile à rejoindre en raison des irrégularités du terrain. Les canaux sont aussi très beaux. A des températures de -20 degrés, ceux-ci se mettent à geler rapidement - environ 6 cm en un seul jour - générant des «fleurs de glace» fascinantes à observer et à collecter pour des analyses biochimiques. Les canaux peuvent aussi se refermer, formant des crêtes allant parfois jusqu’à six mètres de haut, ceci en à peine deux heures. Parfois, nous entendons le mouvement de la glace et le voyons même à l’œil nu si le processus est rapide.
- Quel temps fait-il à de telles latitudes ?
La météo nous a montré toutes ses facettes. Nous avons eu une période de températures très basses, de l’ordre de -40 degrés, faisant du travail en extérieur un vrai défi et mettant certaines installations de bord hors d’usage. Le mois de mars a été particulièrement tempétueux, avec de forts vents et parfois des jours totalement blancs. A présent, le temps est plus stable. Il fait beau, le ciel est bleu et le vent faible, me rappelant un peu l’hiver dans les Alpes. Maintenant passés sous le 84 °N, nous nous trouvons dans des masses d’air plus chaud remonté de l’océan Atlantique. Les températures sont nettement plus élevées, soit environ 0°C, s’accompagnant de pluie et de fonte en surface.
- Quelle sorte de données collectez-vous dans ces conditions si particulières, et pourquoi ?
Nous étudions la formation des nuages de basse altitude. Ceux-ci contribuent de manière importante à l’équilibre énergétique de la région en absorbant ou réfléchissant le rayonnement, ainsi qu’à la couverture neigeuse par le biais des précipitations. En général, ces nuages se forment à partir de noyaux de condensation ou de particules de glace. Ces aérosols peuvent être d’origines naturelles - comme l’embrun maritime, les émissions du phytoplancton ou la neige soufflée - ou de sources humaines - telles que la combustion fossile, les émissions industrielles ou l’agriculture.
Grâce à nos instruments sophistiqués à bord, nous pouvons connaître à laquelle de ces catégories elles appartiennent en analysant leurs propriétés physiques et chimiques, plus précisément leur nombre, taille, distribution, hygroscopicité, composition et fluorescence. Notre but est de comprendre dans quelle mesure chacune de ces deux sortes de particules - naturelles ou induites par les activités humaines - influence la formation des nuages et l’équilibre énergétique de l’Arctique, et comment elles sont impliquées dans l’évolution de la région et de ce qu’on appelle désormais le «Nouvel Arctique». Ces données serviront ensuite à l’établissement de scénarios de changement climatique en Arctique.
- Qu’est-ce que l’air arctique vous a ainsi déjà appris ?
Les données offrent une image en quasi temps réel de la composition de l’atmosphère. Nous pouvons notamment observer que, lorsque les masses d’air viennent du grand Nord, elles drainent une population d’aérosols ancienne, c’est-à-dire datant de plusieurs jours ou semaines, faite principalement d’acide sulfurique. Ce phénomène hivernal est bien connu. Appelé brume arctique, il consiste en une accumulation d’émissions de dioxyde de soufre provenant des activités humaines des moyennes et hautes latitudes. Il a commencé en novembre, où les concentrations étaient d’environ 50 particules par cm3. Maintenant, elles sont de 200 par cm3.
Nous constatons également que, lors de tempêtes, de la neige salée est projetée dans l’atmosphère, où elle forme des particules en suspension. Leur nombre dépend de plusieurs facteurs, comme leur microstructure, la compression du vent ou la rugosité de leur surface. Ces aérosols représentent une part significative de la population globale de particules et jouent donc un rôle important dans la formation nuageuse.
Enfin, quand l’air arrive du Sud, nous voyons tous les paramètres se modifier. Les particules ont déjà transité par des nuages. Elles sont alors beaucoup plus variées en termes d’origines, tailles et compositions chimiques. Mi-avril est notamment le moment de l’éclosion du phytoplancton en océan Atlantique. Ce phénomène produit du sulfure de diméthyle, qui se transforme ensuite en acide méthanesulfonique, que nous pouvons à présent déceler dans nos analyses. Nous trouvons également des halogènes - d’acide iodique et de brome - qui ont une origine plus locale et sont liés à la chimie de la neige et aux radiations UV. Et bien sûr, nous pouvons aussi voir les particules issues du bateau, des motoneiges et des hélicoptères, qui ont une signature bien distincte.
- Observez-vous directement des effets du changement climatique ?
C’est difficile à dire. Comme plusieurs des membres de l’équipe, c’est la première fois que je me trouve aussi au Nord à cette saison. De manière générale, nous nous attendions à une glace plus compacte et n’imaginions pas qu’elle soit mobile si tôt dans l’année, mais ce n’est pas en soi forcément un signe de changement climatique. Toutefois, il est frappant d’avoir de la pluie plutôt que de la neige lorsque l’air d’Atlantique est arrivé à mi-avril.
- La crise du COVID-19 affecte-t-elle la vie jusque sur un bateau en plein Arctique?
Oui, absolument, de deux façons. D’abord, nous recevons des nouvelles de nos familles, amis et collègues, qui nous disent comment le monde a changé et ce que ça implique dans leur vie quotidienne. Cette pandémie est une source d’inquiétude et un sujet qui revient souvent dans nos conversations. Ensuite, les restrictions de voyage en place dans le monde ont perturbé les plans de relève des équipes scientifiques. Il nous a fallu plusieurs semaines pour définir des solutions alternatives. Malgré tous ces retards et l’incertitude de ce qui nous attend au retour, le moral à bord est bon. Nous sommes un groupe soudé, qui communique ouvertement et sait prendre soin les uns des autres. En tant que l’une des cinq chefs d’équipe, j’en vois mon travail grandement facilité.
- Vous qui avez l’habitude des longs séjours en bateau, comment vivez-vous le confinement ?
Je n’appellerais pas vraiment cela un confinement. Nous avons plus de liberté que si nous étions en Suisse. Nous pouvons travailler, sortir, nous réunir, faire du sport, partager des repas. Notre rayon d’action autour du bateau et nos activités sont limités, c’est vrai, mais cela n’est pas vécu comme des restrictions lorsqu’on est dans un environnement tellement fascinant, que l’on se fait des amis et que l’on forge de nouveaux liens de travail. C’est globalement une expérience extrêmement enrichissante."