Comment la Suisse est devenue une grande métropole
Le Röstigraben connaît un net affaiblissement depuis 10 ans en Suisse au profit d’une opposition ville-campagne. En associant urbanisme, analyse de vote et big data, un doctorant en architecture de l’EPFL a fait apparaître ce phénomène.
La Suisse est devenue une grande métropole reliée par les CFF. Ses habitants partagent beaucoup de points communs et votent de manière similaire. Ainsi, contrairement aux idées reçues, le Röstigraben s’effondre progressivement depuis une dizaine d’années en Suisse. C’est un doctorant de l’EPFL qui le dit.
Chercheur en urbanisme, Shin Alexandre Koseki s’est spécialisé dans la cartographie des votations fédérales. Son but? Mesurer l’évolution de la cohésion politique du pays. Associé au Laboratoire ALICE et Chôros, il a développé une méthode permettant de voir comment les Suisses votent en fonction de leur lieu de vie. Pour cela, le chercheur a récolté et traité les résultats des votations fédérales de ces 30 dernières années, commune par commune. «La nouveauté de sa démarche est précisément ce large spectre historique, explique Jacques Lévy, directeur du Laboratoire Chôros. Le traitement de cette masse de données permet de poser de nouvelles questions.»
Nouvelle polarisation
Canadien d’origine, Shin Koseki peut aujourd’hui détailler les subtilités de la démocratie directe de ces 30 dernières années, preuves et chiffres à l’appui. «Les années 1980 sont marquées par beaucoup de fragmentation entre les régions linguistiques et les cantons. Les intérêts des gens étaient clairement très différents de Genève à Zurich. Dès les années 1990, le paysage change et un rapprochement se développe entre les villes alémaniques. La même chose se produit en Romandie, villes et campagnes confondues. Dès les années 2000, les populations communales de toutes ces régions tendent à s’accorder. Le Röstigraben est donc en train de s’affaiblir depuis 10 ans.»
Une nouvelle polarisation oppose ainsi d’un côté les grandes villes suisses, la Romandie, le Tessin et une partie des Grisons, et, de l’autre, les banlieues et la campagne alémaniques. Comme nous le verrons plus bas, le Tessin incarne une sorte d’exception dans ce nouveau découpage de la Suisse.
Des cartes d’un genre nouveau
Pour illustrer son propos, Shin Alexandre Koseki montre les cartes d’un genre nouveau qu’il a développées avec le laboratoire Chôros. Des cartes qui représentent la taille des populations communales et leur degré d’accord sur les objets de vote. De 2003 à 2014, y apparaît une grande masse verte, de Genève à Saint-Gall. Celle-ci illustre une nouvelle articulation sociale et politique en Suisse. «La Suisse connaît plus de pendularité, plus d’échanges, Berne n’est plus aussi loin qu’auparavant. Les habitants des grandes villes partagent donc désormais les mêmes intérêts, voire les mêmes valeurs», explique le chercheur.
Une métropole, voire une mégalopole
«Nous voyons donc que la Suisse de 2016 est devenue une grande métropole», note le doctorant. «Dans l’ensemble, les préférences politique des populations communales tendent à converger, du point de vue géographique, la Suisse devient politiquement plus consensuelle, moins régionaliste». Corroborant cette hypothèse, Jacques Lévy va même plus loin: «Nous parlons déjà de métropole lémanique. En considérant l’axe Genève-Saint-Gall, nous pourrions donc parler de mégalopole helvétique, qui montre un ensemble urbain commun et beaucoup de liens entre les individus.»
Le doctorant a basé sa recherche sur «l’analyse réseau». De même que nos cercles d’amis en disent long sur nous, cet outil permet de tenir compte des liens politiques entre les populations locales en plus de récolter les informations sur l’évolution de ces liens. «Cette approche permet de comprendre par exemple que la population de Zurich est historiquement politiquement en accord avec celles de Berne, Bâle et Winterthur. Elle permet aussi de voir la population avec laquelle les Zurichois sont le plus en désaccord, en l’occurrence, celle d’une commune du canton de Schwyz.»
Encore de divisions
Car les divisions perdurent en Suisse. Le chercheur indique par exemple que les banlieues alémaniques s’opposent plus fréquemment aux grandes villes. Idem pour les communes de campagne, qui afficheront un vote encore plus distant de celui des villes, mais similaire entre elles. Autre exception: le Tessin. «C’est un canton assez imprévisible qui votera contre «l’immigration de masse» mais pour les mesures sociales, comme on l’a vu lors des dernières votations fédérales», indique Shin Koseki. «Le Tessin n’a pas de grande ville cosmopolite en son sein, ce qui le différencie des autres régions linguistiques de Suisse. Il ne vit pas de grand contraste fort sur son territoire et se comporte donc de manière très différente des autres régions linguistiques », complète Jacques Lévy.
Vers une révision de la démocratie directe?
Que faire de ces résultats? Selon le doctorant, l’alignement des grandes villes de Suisse sur les votations fédérales devrait les amener à créer plus de projets communs et à mieux défendre leurs intérêts. «Les résultats illustrent la pertinence de redévelopper une analyse géographique de l’action politique collective et individuelle», souligne-t-il.
Car les recherches de Shin Koseki ébranlent au final les fondements-mêmes de la démocratie directe: «Ce genre de carte interroge la pertinence du système de la double-majorité, car le poids effectif des grands centres urbain n’est pas représenté lors des votations fédérales.» Même commentaire du côté du directeur du Laboratoire Chôros: «On pourrait imaginer que les villes profitent davantage de leurs similitudes et de leurs intérêts au niveau politique, car le découpage cantonal actuel ne permet pas d’exprimer ces convergences.»