Comment aller vers une transition durable?
Mener une transition durable va au-delà de la réduction des émissions de CO2, qui représente seulement un des trois piliers de la durabilité : écologique, social et économique. Comme l’indiquent les objectifs de développement durable, beaucoup d’autres aspects participent à la durabilité, ce qui explique qu’elle est si difficile à comprendre et à mettre en œuvre. Chaque pays et chaque ville présente, par ailleurs, des caractéristiques et problèmes variés et doit définir différentes priorités permettant de parvenir à la durabilité. Le processus dépend donc de l’état de l’environnement, de la situation économique, de la volonté politique ainsi que des comportements humains. C’est ce champ de recherche passionnant qu’explore Prof. Claudia Binder.
Au cœur même de la question épineuse de la transition durable se trouve un dialogue à double sens : la relation entre l’être humain et son environnement. En effet, ce ne sont pas le développement des toutes dernières technologies ni l’humanité seule qui sont au centre ; tout s’articule autour de l’interaction entre les êtres humains et leur environnement. C’est un domaine de recherche auquel s’intéresse la professeure Claudia Binder, responsable du « Laboratory on Human-Environment Relations in Urban Systems » (HERUS) de l’Institut des sciences et ingénierie de l’environnement de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit de l’EPFL. Elle utilise l’exemple des systèmes urbains pour prouver la pertinence de ces interactions. Lors d’un entretien passionnant avec elle, nous avons cherché à savoir quelles compétences les futures actrices et acteurs du changement doivent développer pour s’engager dans cette interaction essentielle, et quels rôles jouent les communautés et l’éducation.
L’importance de la pensée systémique et de l’expertise disciplinaire
Dans le nouveau Plan d’études cadre de la maturité gymnasiale, la durabilité devient un domaine primordial qui reflète la vision étendue de Claudia Binder: elle sera intégrée au programme d’enseignement gymnasial et abordée du point de vue de chaque discipline, tandis que chaque expertise contribuera à une approche interdisciplinaire du processus de transition.
Il est important de continuer à renforcer l’expertise disciplinaire, tout en apprenant aux jeunes à intégrer cette connaissance dans la pensée systémique.
D’après la biochimiste Claudia Binder, l’intégration des sciences exactes et sociales est extrêmement importante lorsque l’on parle de transition durable: les sciences exactes traitent le «quoi» du problème de la durabilité (p.ex les émissions de CO2, pollution). En plus de contribuer au "quoi" du problème (p. ex. les inégalités sociales), les sciences sociales, en s’appuyant sur des solutions technologiques, peuvent également répondre au "qui" et au "comment".
Pourquoi «la ville» est-elle l’environnement idéal pour la recherche sur la durabilité?
Afin de mieux comprendre ce que signifie rendre les systèmes urbains plus durablesdans le cadre du quotidien, nous pouvons nous intéresser à «la ville» comme objet d’étude. Selon Claudia Binder, les villes sont bien plus innovantes que l’on ne pense, et c’est précisément là que l’on doit agir pour le changement. Elles concentrent plus de 50% de la population mondiale, mais couvrent seulement 2% de l’ensemble des territoires. 75 % des ressources sont consommées dans les villes et 75 % des émissions mondiales de CO2 proviennent des villes. (https://www.unep.org/explore-topics/resource-efficiency/what-we-do/cities/resource-efficiency-green-economy). Et pourtant, elles sont le lieu des innovations sociales et techniques, car la forte concentration d'une grande diversité de personnes favorise l'échange et l'émergence d'idées nouvelles. C'est pourquoi les villes déposent plus de brevets que les régions de campagne. Cela signifie qu’elles représentent autant de défis que d’opportunités. Elles sont donc un terrain propice à la recherche et au développement de solutions.
Comment déclencher un point de basculement pour une transition vers la durabilité?
Permettre le changement requiert de créer (i) des conditions favorables à l'innovation (tout en abandonnant ou en supprimant progressivement les technologies ou les habitudes non durables), (ii) une impulsion et (iii) une dynamique vers un point de basculement. Ces paramètres sont étroitement liés et pourraient nécessiter d’être amorcés et coordonnés pour atteindre la durabilité, déclare Claudia Binder. Qu’est-ce qu’un point de basculement et comment pourrait-on y parvenir?
Claudia Binder cite Manjana Milkoreit qui définit un point de basculement comme «un seuil où de petits changements du système déclenchent un processus de changement qui aboutit inévitablement à un état qualitativement différent du système, qui est souvent irréversible».
La transition vers un état plus durable nécessite d’avoir une des connaissances des systèmes, des objectifs et des leviers d’action. Les scientifiques de domaines des sciences environnementales, de la géographie, la physique, la chimie, les mathématiques, ou encore de l’ingénierie analysent les données urbaines (par exemple, les infrastructures, l’utilisation des ressources, les paramètres mesurés) pour créer des modèles et développer des solutions technologiques. Il est également important de comprendre comment la transition s’opère, quelles politiques et normes sociales permettent ou empêchent le changement, quels sont les facteurs qui influencent l'adoption de ces technologies et quel est le rôle du comportement humain (par exemple, la sobriété) dans ce processus
Les générations futures doivent être capables de penser de manière systémique, d’avoir une analyse critique tout en étant créatives dans les domaines des sciences naturelles et sociales, et capables d’agir sur la base de ces connaissances.
Que signifie aller vers une transition durable dans notre quotidien?
Claudia Binder pose les bases en revenant sur les trois types de connaissances: «Prenons l’exemple de la ville, car les villes sont bien plus innovantes qu’on ne le pense».
1. Connaissance des systèmes
La connaissance des systèmes, c’est comprendre l’interaction entre les stocks et les flux. Dans une ville, les stocks englobent tout ce qui reste pendant plus d’un an, comme les infrastructures ou les bâtiments. Les flux entrent et sortent du système au cours d’une année, par exemple : l’eau, l’énergie, la nourriture.
Autrement dit: «Nous devons comprendre comment les infrastructures influencent l’utilisation des ressources ou comment la demande des consommatrices et consommateurs influence les flux.»
2. Connaissance des objectifs
La connaissance des objectifs, c’est comprendre le futur souhaité et la signification de la durabilité pour chaque groupe d’intérêt. Quel futur souhaite-t-on? De quels indicateurs a-t-on besoin pour mesurer la durabilité et sont-ils universellement applicables?
Dans sa recherche1, Claudia Binder a constaté, en comparant 67 ensembles d’indicateurs de durabilité urbaine, que seuls deux indicateurs figuraient dans plus de la moitié des ensembles (taux d'emploi/de chômage et zones vertes) et que seuls 11 indicateurs figuraient dans plus d'un tiers des ensembles, ce qui démontre l'ambiguïté du concept de durabilité urbaine. En effet, les ensembles d'indicateurs varient en fonction des défis auxquels les villes ont été confrontées, ce qui signifie que le contexte joue un rôle important dans la sélection et la définition des indicateurs de mesure de la durabilité et doit donc être pris en compte.
Comment y parvient-on? En incluant les différents groupes d’intérêt, en allant au-delà des indicateurs classiques et en intégrant d’autres indicateurs qui incluent les questions sociales (qualité de vie, comportement des consommatrices et consommateurs, etc.), et en sensibilisant les gens à prendre en compte d’autres points de vue pour renforcer une approche de pensée systémique.
3. «Transformational knowledge » (Connaissance des leviers d’action)
Une fois que l’on sait à quoi pourrait ressembler un futur durable, 1) par la détermination des stocks et des flux et 2) par une compréhension commune des états futurs souhaités et des indicateurs pertinents pour les mesurer, alors nous pouvons 3) transformer cela en leviers d’action qui amorceront une dynamique de basculement nous permettant idéalement de passer des vieilles habitudes (par exemple, technologies, institutions, habitudes de consommation) aux nouvelles.
Sommes-nous sur la même longueur d’onde? Lausanne et Rio de Janeiro
Claudia Binder explique: si l'on utilise uniquement les émissions de CO2 par habitant comme indicateur, Lausanne serait moins durable que les favelas de Rio de Janeiro, car les émissions de CO2 par habitant y sont plus élevées. Mais du point de vue systémique, en regardant d’autres indicateurs de durabilité, nous constatons que les favelas pourraient être moins durables que Lausanne, par exemple en raison du manque d’accès aux services ou aux systèmes d’assainissement de l’eau. Les résultats sont tout à coup inversés quand on prend en compte l’ensemble du système
L’importance des communautés et des mouvements populaires
Selon Claudia Binder, une transition réussie ne peut pas être imposée uniquement dans un processus top down, par exemple sous la forme d'une législation. Au contraire, la solution optimale pourrait être un mélange de législation, d'initiatives locales, d'innovations et d'un réseau social solide pour faire avancer ces outils innovants. Comme exemple, elle cite la dynamique d'adoption des panneaux solaires dans les quartiers : une fois que quelques maisons les ont installés, on observe une expansion au sein du quartier et, au fil du temps, une grande partie de la zone s'est adaptée à cette nouvelle technologie. Dans ce cas, la proximité sociale et spatiale joue un rôle important dans la propagation de la technologie2. Enfin, il ne faut pas sous-estimer les grèves et les mouvements populaires qui, selon le professeur Binder, sont souvent essentiels pour amorcer une transition. Ici, par exemple, les Fridays for Future3, ainsi que les événements organisés par les communautés tels que les "solar parties" et les initiatives locales qui défendent le processus de transition sont essentiels.
Le rôle de l’éducation
Je pense qu’il est très important d’avoir conscience des interfaces entre les disciplines.
Les écoles ont une tâche difficile mais plus que nécessaire à accomplir, car les générations futures devront faire preuve d’innovation et de créativité, avoir un esprit critique, comprendre les interactions et utiliser l’IA. Nous devons apprendre aux générations futures à réfléchir à un problème à la fois dans les détails et dans sa globalité, et donc à renforcer les approches de la pensée systémique. L’intégration de la durabilité dans le programme d’enseignement secondaire est la première étape sur cette voie. Cependant, les générations futures ne pourront pas emprunter cette voie sans l’accompagnement précieux de leurs enseignantes et enseignants, qui leur ouvrent les yeux sur l’inconnu.
C’est seulement en sachant ce qu’il faut faire, comment le faire et qui le fera, donc en appliquant la pensée systémique et en intégrant les disciplines scientifiques, que nous pourrons parvenir à une transition durable.
Sur la base de l’exemple de transition des systèmes énergétiques, les concepts précités s’appliquent:
Connaissance des systèmes: Quels sont les stocks et les flux du système énergétique actuel ? D'où provient l'énergie ; s'agit-il de combustibles fossiles ou d'énergie verte ? Quelles sont nos habitudes de consommation ? Quels sont les éléments constants du parc de la ville (photovoltaïque, réseau de distribution d'énergie) ? Qui sont les acteurs clés ? Quelles sont leurs préférences ? Quelles sont les politiques, les réglementations et les pratiques en place ? Comment les normes et politiques existantes affectent-elles le choix des technologies et le comportement de consommation ?
Connaissance des objectifs: comment se présente le futur système? Quels sont les indicateurs qui représenteraient l’état futur? Par exemple, le pourcentage d'énergies renouvelables dans le réseau, le flux de voitures entrant dans la ville, le type d'appareils ménagers, etc.
« Transformational knowledge »: une fois que nous savons ce qu’est le système actuel et ce que nous considérons comme un futur souhaité, en tenant compte d’un ensemble d’indicateurs, nous évoluons vers un système urbain plus durable en identifiant les technologies, les normes et les réglementations qui pourraient accélérer ou empêcher la transition. Nous agissons en conséquence, par exemple, en créant des politiques, des mouvements populaires ou des lois.
Ainsi, nous pouvons commencer à faire les choses différemment. La réorganisation de la société et la création d’innovations vont donc de pair pour atteindre une situation plus durable.
1: A. Merino-Saum, P. Halla, V. Superti, A. Boesch, C.R. Binder. Indicators for urban sustainability: Key lessons from a systematic analysis of 67 measurement initiatives. Ecological Indicators, Volume 119, 2020, 106879
2: Serra-Coch, G., Wyss, R., & Binder, C. R. (2023). Geographic network effects to engage people in the energy transition: The case of PV in Switzerland. Heliyon, 9(7). https://doi.org/10.1016/j.heliyon.2023.e17800
3 Fritz, L., Hansmann, R., Dalimier, B., & Binder, C. R. (2023). Perceived impacts of the Fridays for Future climate movement on environmental concern and behaviour in Switzerland. Sustainability Science, 18(5), 2219–2244. https://doi.org/10.1007/s11625-023-01348-7
4: Milkoreit, M., Hodbod, J., Baggio, J., Benessaiah, K., Calderón-Contreras, R., Donges, J. F., Mathias, J. D., Rocha, J. C., Schoon, M., & Werners, S. E. (2018). Defining tipping points for social-ecological systems scholarship - An interdisciplinary literature review. Environmental Research Letters, 13(3). https://doi.org/10.1088/1748-9326/aaaa75
5: Lenton, T. M., Benson, S., Smith, T., Ewer, T., Lanel, V., Petykowski, E., Powell, T. W. R., Abrams, J. F., Blomsma, F., & Sharpe, S. (2022). Operationalising positive tipping points towards global sustainability. Global Sustainability, 5. https://doi.org/10.1017/sus.2021.30