Cette technologie permet de simuler ce qui se passerait “si...”

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Le professeur à la tête du laboratoire d’humanités digitales de l’EPFL travaille sur le concept de jumeau numérique et s’intéresse au concept de « monde miroir », ou quand la réalité physique devient virtuelle. Interview Frédéric Kaplan.
Qu’est-ce qu’un jumeau numérique ?
Un jumeau numérique est le double numérique d’une conception du monde physique, un objet, une machine, une ville, un pays. Le terme est parfois utilisé pour modéliser un processus abstrait, tel un planning de production. Il est composé d’un modèle de données qui regroupe l’histoire des « états » de l’entité, mais aussi d’un ensemble d’opérations ou de règles qui permettent de simuler son comportement. C’est donc à la fois un modèle de données et une simulation. Nous pouvons le considérer comme une machine numérique.
Le jumeau numérique est conçu pour être « synchronisé » avec le monde physique de la meilleure manière possible. Cela peut être réalisé par un flux de données arrivant de capteurs ou de systèmes qui extraient des informations sur la représentation modélisée. L’augmentation significative des bandes passantes notamment pour tous les dispositifs mobiles ouvre ici des perspectives absolument inédites.
Enfin, cette technologie permet aussi de considérer des futurs potentiels, de simuler ce qui se passerait « si… ». Cela peut être une aide précieuse à la décision ou une façon de structurer les débats par exemple dans le domaine de la planification urbaine ou de l’architecture.
Quand le concept de jumeau numérique a-t-il été inventé et quelle était sa mission première ?
Le concept de jumeau numérique est ancien, même si ce n’est que ces dix dernières années qu’il a gagné en popularité. L’accident d’Apollo 13, il y a 50 ans, correspond à la première utilisation effective d’un « jumeau numérique ». Quand le problème est survenu dans la capsule, l’équipe au sol devait le diagnostiquer et le résoudre alors qu’elle était à des centaines de milliers de kilomètres de distance. Les trois astronautes se trouvaient eux emprisonnés et ne pouvaient voir les dégâts causés par l’explosion.
Heureusement, les ingénieurs possédaient des « simulateurs » du fonctionnement des composants principaux de la capsule. Ces simulateurs étaient contrôlés par un réseau d’ordinateurs. Il y avait par exemple quatre ordinateurs pour le simulateur du module de commande et trois autres pour le simulateur du module lunaire. Ces simulateurs pouvaient être « synchronisés » avec les données qui venaient de l’engin spatial. Ils servaient ainsi du double numérique. Maintenir le flux de données entre l’appareil et la base était donc une fonction cruciale.
C’est en grande partie grâce à ces simulateurs connectés, ces « doubles numériques », que les équipes au sol et dans l’espace ont pu conjointement établir un diagnostic et sauver la mission. Ce qui est remarquable dans cet épisode historique est qu’il s’agit déjà non pas d’un « jumeau numérique », mais d’un réseau de « jumeaux numériques » en interaction les uns avec les autres. Chacun modélisé par un système de simulation indépendant.
Historiquement, le concept de jumeau numérique est d’abord apparu dans le cadre de l’idée du « monde miroir » tel qu’il a été décrit par David Gelernter en 1991. Il envisageait un prototype complet d’une ville ou du monde dans son ensemble peuplé de jumeaux numériques en relation les uns avec les autres. Gelernter proposait en fait une plateforme alternative au web, non pas un ensemble de documents connectés les uns avec les autres, mais un double du monde.
Le jumeau numérique, moins ambitieux que la conception d’un monde miroir global, commence à se populariser dans l’industrie de partir des années 2000, avec notamment les travaux de Michael Grieves. Il s’agit de conceptualiser la relation entre un objet physique et un modèle numérique connecté capable d’en prédire les comportements. Chaque machine de production, puis à une autre échelle une usine toute entière peut être associée à un double numérique qui permet d’en observer son fonctionnement en temps réel. Il s’avère pratique pour suivre le cycle de vie de l’objet, depuis sa production jusqu’à son utilisation et enfin sa destruction ou son recyclage.
Dans quels domaines est-il aujourd’hui employé ?
Le concept de jumeau numérique est aujourd’hui exploité dans des domaines comme la médecine, les projets de villes intelligentes ou encore l’histoire pour penser de nouvelle manière de représenter et négocier les représentations du passé. Tous ces domaines, aussi différents qu’ils soient, s’intègrent naturellement dans un seul espace multiéchelle en quatre dimensions, un double du monde contenant son présent, ses passés et ses futurs.
Quels sont les progrès que doivent encore effectuer les jumeaux numériques ?
Un des grands enjeux est la notion d’échelle. Nous pouvons considérer le jumeau numérique d’un objet, d’une machine, d’un bâtiment, d’un voisinage, d’une ville, d’une région ou d’un pays tout en entier. À chaque échelle, les enjeux de la modélisation et de la simulation sont différents. Comment intégrer ces niveaux dans le cadre de systèmes multiéchelles ? Cette question se pose aussi de manière temporelle, car le jumeau numérique enregistre des données qui résultent d’une hiérarchie d’opérations et de processus qui sont à l’œuvre à des échelles de temps très différentes.
L’arrivée de cette technologie est-elle inéluctable ?
Le monde miroir et les jumeaux numériques ont déjà connu plusieurs phases de promesses et de désenchantement. Néanmoins, depuis quelques années, la course à la numérisation du monde est très active. Dans bien des industries, la modélisation des opérations est presque plus importante que les opérations elles-mêmes. Les drones et les voitures autonomes ne font pas que porter des marchandises, ils modélisent le monde en temps réel, construisant d’immenses portions d’un monde miroir global. Plus ils progressent dans cette numérisation, plus ils sont efficaces dans leurs mouvements et plus leur autonomie s’accroit. Cet effet de rétroaction positive est bien compris par plusieurs acteurs à l’échelle mondiale et la course est engagée.
Quelles sont les limites actuelles ?
Le risque d’un jumeau numérique est de ne pas tenir sa promesse fondamentale : être un bon modèle de la réalité. Si la carte du système d’information géographique n’est pas à jour, les voitures sont guidées par les algorithmes vers de mauvaises routes. Si le simulateur du moteur ne correspond à son fonctionnement effectif, les calculs seront divergents et les décisions prises erronées. Si l’historique du patient est partiel, la description du système médical sera biaisée.
Il ne s’agit malheureusement pas seulement d’une question de synchronisation ou de mise à jour de modèles. Il y a des interrogations plus subtiles qui concernent la calculabilité d’une simulation de plus en plus complexe du monde. À partir de quelles échelles, pour quel type de phénomènes le monde miroir ne parvient-il plus à refléter correctement la réalité ? Les progrès fulgurants de l’intelligence artificielle poussent d’année en année les frontières de la prédictibilité parfois au prix de l’intelligibilité des processus qui sous-tendent les modèles. Plus que jamais, les questions de la calculabilité effective, théorique et pratique, du monde devront être posées. De manière sous-jacente, toutes ces questions nous invitent à envisager aussi des modèles ou les futurs et les passés sont multiples et bifurquant, voir organisés sous forme d’univers parallèles.