Ce que l'on sait des sols et ce qu'il reste à découvrir
Claire Guenat, chercheuse à l’EPFL, vient de publier un livre sans précédent sur les sols de Suisse et d’Europe avec Jean-Michel Gobat, professeur honoraire à l’Université de Neuchâtel. L’ouvrage rappelle le rôle essentiel des sols dans l’écosystème ainsi que leur potentiel d’innovation.
Pour le commun des mortels, un sol est un sol. Pour Claire Guenat, pédologue et collaboratrice scientifique au Laboratoire des systèmes écologiques (ECOS) de l’EPFL, le sol se décline en un ouvrage de 576 pages. Son nom? «Sols et paysages. Types de sols, fonctions et usages en Europe moyenne». Rédigé durant cinq ans en partenariat avec le pédologue et biologiste Jean-Michel Gobat, professeur honoraire à l’Université de Neuchâtel, ce véritable pavé de 2,5 kilos vient de paraître aux Presses polytechniques et universitaires romandes (PPUR). Pédologues, biologistes, géographes, forestiers, urbanistes et amateurs de nature pourront tous bénéficier de cette synthèse de la recherche scientifique récente.
Les sols sont tout d’abord situés dans des paysages connus, allant de la plaine aux Alpes. Ensuite, 54 portraits de sols de Suisse occidentale permettent de saisir en un coup d’œil l’immense variété des terres que nous foulons chaque jour. On y apprend aussi qu’en raison de la variété de ses climats, de sa topographie et de sa géologie, la Suisse occidentale abrite à elle seule 44% des types de sols du monde et les deux tiers des sols d’Europe.
Pourtant, indiquent les auteurs, à l’image des fonds marins, ce monde resterait un mystère, un oublié de la science confiné à son statut d’invisible sous nos pieds. Le potentiel d’innovation lié aux sols et l’urgence de les préserver devraient pourtant encourager les chercheurs à s’y intéresser. Les explications de Claire Guenat.
Pourquoi le sol est-il encore un monde méconnu?
Le sol est tout d’abord invisible, à la différence de la végétation, par exemple. De plus, il comporte dans notre société des connotations négatives. On apprend par exemple dès l’enfance que la terre est sale, qu’on ne doit ni la toucher ni la manger. Il s’agit pourtant d’un milieu plein de vie, d’organismes qui assurent des fonctions vitales et notre bien-être. On parle plus facilement de l’importance de préserver la qualité de l’air et de l’eau que celle du sol. Cette ressource est donc considérée comme un acquis: on n’a conscience ni de sa finitude ni de sa valeur, alors qu’à l’heure actuelle, la surface des sols diminue énormément, notamment en Suisse, où disparaît environ 1m2 de terres cultivables par seconde. Des recherches se font tout de même sur le sujet et des lois sont édictées pour mieux protéger les sols, mais la majorité du monde scientifique et du grand public ignore leur richesse et leur importance.
Dans votre ouvrage, vous indiquez que les lois actuelles protègent les paysages mais rarement les sols. Est-ce pour cela que votre livre décrit les sols de Suisse occidentale à partir de douze paysages?
C’était effectivement une manière de sensibiliser le lecteur à ce paradoxe. La loi protège le Lavaux, le Glacier d’Aletsch ou encore les sites palafittiques, mais pas la qualité unique de certains sols rares qui possèdent pourtant une valeur patrimoniale identique à celle de ces paysages. Nous avons donc souhaité démontrer cet état de fait, mais sans vision poétique, politique ou idéologique, en nous appuyant sur des travaux scientifiques, des observations, des statistiques.
Comment votre ouvrage aide-t-il à mieux comprendre la valeur du sol?
Ces sols peuvent assurer des fonctions. Par fonctions, l’Office fédéral de l’environnement reconnaît celles de matières premières, de support des bâtiments et d’infrastructures, de production forestière et agricole, d’habitat, de régulation (climatique et hydrique) ou, encore, de mémoire de climats et de civilisations passés. Mais aujourd’hui, seule la valeur immobilière d’un terrain et, indirectement, celle du sol, est estimée. La valeur du sol qui découle des autres fonctions reste encore à établir. Il faut souligner que chaque type de sol peut remplir des fonctions différentes selon sa composition et son fonctionnement physique, chimique et biologique. Par exemple, le sol participe au piégeage du CO2, mais cette fonction n’est pas chiffrée. En exploitant les sols tourbeux à des fins agricoles, la matière organique se minéralise et ces sols finissent par libérer en quelques décennies le CO2 qu’ils ont mis des millénaires à capturer. Il y a donc ici une pesée d’intérêts qui est à discuter. Afin de mieux comprendre ce que l’on gagne et ce que l’on perd en modifiant un sol, nous avons essayé de montrer les qualités et services rendus à la nature et à l’homme de chaque type de sol que nous présentons ainsi que les modes de conservation et de restauration durables à notre disposition.
Quel sol mérite-t-il à votre avis le plus d’attention?
Tous les sols méritent attention mais la gestion des sols des villes constitue aujourd’hui un enjeu crucial pour notre société de plus en plus citadine. Par sols urbains, on entend les sols des parcs, des plates-bandes, des jardins urbains, mais aussi les sols scellés sous les bâtiments et les routes. Ces sols ont des rôles importants à jouer dans la régulation de l’eau et de la chaleur face au changement climatique qui va amener de plus en plus d’épisodes de fortes pluies, d’inondations et de canicules. Il y a donc ici un enjeu de santé publique majeur. La tendance du jardinage urbain demande aussi de nouvelles investigations car certains sols doivent être réhabilités ou dépollués avant d’être exploités, comme le montrent nos recherches.
Que reste-t-il à découvrir des sols?
Les sols abritent des millions de champignons et bactéries encore inconnus. Nous ne savons à l’heure actuelle ni qui ils sont ni à quoi ils servent, alors que ces organismes pourraient avoir des vertus thérapeutiques et créer de l’innovation, notamment dans le milieu pharmaceutique. Il est donc urgent de les explorer avant qu’il ne soit trop tard. Enfin, certains chercheurs essaient de reconstituer des sols, de recréer des milieux, mais nous sommes encore loin de maîtriser cette technique. Notre message est de dire qu’il est plus urgent de préserver les sols et de leur faire retrouver leurs fonctions premières, quitte à «débétonner» certains terrains plus appropriés à l’agriculture qu’au bâtiment, que de créer des sols artificiels. De manière pratique, il reste aussi à quantifier spatialement la répartition des différents types de sols en Suisse: les cartes pédologiques détaillées sont un outil de base pour toute protection et elles font encore défaut dans de grandes parties du pays.
- Une séance de dédicaces se tiendra à la Librairie La Fontaine de l’EPFL, située dans le Rolex Learning Center, le 4 juillet 2019, à 17h00