« Autour du projet scientifique, une vraie communauté s'est créée »

© 2025 EPFL/ A.Herzog
Le projet Lémanscope a réuni plus de 700 volontaires et totalisé plus de 3'400 mesures sur le lac. Un joli succès pour cette initiative de science participative d’une ampleur inédite, qui prendra fin en février 2026. Bilan avec son initiatrice, Natacha Pasche.
« Recherche 500 bénévoles avec embarcation pour aider une équipe de recherche à collecter des données sur le lac. » L’appel était lancé en avril 2024. Il marquait alors le démarrage de Lémanscope, un projet de science participative de grande ampleur, mené en collaboration avec l’Eawag, l’Association pour la Sauvegarde du Léman et l’UNIL. Le but était de mesurer la transparence et la couleur de l’ensemble du lac pour mieux comprendre les variations saisonnières de la qualité de l’eau. Un an et demi plus tard, le projet approche de sa fin. Comment le public a-t-il répondu ? Quels en sont les résultats ? Quel bilan en tirer ? Le point avec Natacha Pasche, directrice opérationnelle du Centre de Limnologie de l’EPFL.
- Pourquoi avoir choisi de faire appel au public ?
Nous avions besoin de données à grande échelle pour améliorer nos modèles, et n’aurions jamais pu les collecter sans la participation de bénévoles. Nous obtenons de très bonnes mesures de la propagation de la lumière dans l’eau grâce à un appareil optique high tech se trouvant sur la plateforme LéXPLORE*. Mais il ne couvre qu’une zone réduite, et ses résultats ne peuvent pas être extrapolés à l’ensemble du lac, car les variations sont importantes suivant les endroits. Or, ces mesures de références permettent de calibrer les images satellitaires. Et puis, la télédétection n’est pas sans faille ; elle tend à mélanger les pixels à la limite entre l’eau et la terre, causant des interférences le long des côtes, notamment dans le « petit lac », la partie plus resserrée côté Genève. Nous avions donc besoin de mesures supplémentaires pour les compléter, et la méthode participative s’est avérée idéale pour cela.

- Quelles tâches étaient confiées aux participantes et participants ?
Il y en avait deux. La première consistait à photographier la couleur de l’eau, qui varie principalement en fonction de trois paramètres : la présence d’algues, qui donne une couleur verdâtre ; les particules inorganiques, d’une teinte gris-turquoise lorsqu’elles proviennent des glaciers ou blanches lors de précipitations de calcite - appelées « whitening events » ; et enfin, les matières organiques dissoutes, soit toutes les substances venant des sols du bassin versant, qui vont du jaune au noir. La deuxième tâche était de mesurer la transparence de l’eau à l’aide de disques de Secchi. Il s’agit de disques blancs d'une vingtaine de centimètres lestés et fixés au bout d'un ruban métrique. Ils sont lentement immergés et le moment où ils deviennent invisibles à l’œil nu indique la profondeur de la transparence. Ces mesures de couleur et de clarté de l’eau, qui sont ensuite reportées sur l’application web « EyeOnWater », nous fournissent des informations sur la composition et les quantités de particules et substances dissoutes dans l'eau, donc sur sa qualité. En un an et demi, plus de 3'400 mesures de ces paramètres ont été enregistrées, et c’est vraiment génial d’avoir pu obtenir une telle couverture !
- Quels sont les résultats les plus marquants ?
Nous avons observé une grosse différence de transparence entre les deux années couvertes par le projet. Alors qu’en 2024, des inondations avaient drainé beaucoup de particules et opacifié les eaux, 2025 s’est caractérisée à l’inverse par une transparence exceptionnelle, allant jusqu’à 15 mètres l’hiver et quatre mètres l’été, alors que la norme de cette saison est d’environ 2,5m. Au mois de mai, par exemple, nous avons enregistré une profondeur inhabituelle de 11m ! En général, au printemps, les algues prolifèrent, obscurcissant plutôt le lac, avant que le zooplancton n’arrive, le mange et que l’eau s’éclaircisse. C’est cette phase d’eau claire que nous avons pu observer en mai. La présence de plus en plus prégnante de la moule quagga, qui filtre et mange le phytoplancton, est une explication probable. Une autre est, qu’en raison du changement climatique, le lac n’a connu qu’un brassage partiel cette année – 110m seulement – et qu’il n’y en a pas eu de complet, sur les 307m de profondeur, depuis 2012. Conséquence : moins de nutriments remontent des fonds. Mais les analyses vont se poursuivre.

- Comment la population s’est-elle mobilisée durant ces 18 mois ?
Au départ, nous espérions 500 bénévoles. 650 ont rapidement répondu présent. Et maintenant, il y a plus de 700 inscrits ! Sur ce chiffre, une centaine environ sont vraiment actifs, essentiellement des retraités ayant une embarcation et du temps. Mais pas uniquement. Un jeune couple a par exemple eu l’idée d’utiliser des paddles. Ce qui est frappant, c’est leur motivation ; certains sortaient le bateau exprès pour faire des relevés, ou calaient leurs vacances pour les faire autour du lac… Toutes et tous ont montré un profond attachement au lac, une volonté de le protéger et un grand intérêt à toutes les problématiques qui le touchent, telles que la qualité de l’eau, la pollution, les espèces invasives. À travers ce projet, c’est une vraie communauté qui s’est créée. Alors, pour l’entretenir, nous avons organisé différentes activités : visites de la plateforme LéXPLORE, séances d’informations, soirées spéciales avec présentations et visites de sites à différents endroits autour du lac et webinaires sur des sujets choisis par les bénévoles. L’un d’eux a réuni plus de cent personnes** ! L’un des buts de la science participative est aussi de sensibiliser le public, et tout cela nous a démontré que c’est un bon moyen.
- Pour la scientifique que vous êtes, qu’est-ce qu’un tel projet vous amène ?
C’est une expérience très enrichissante, humaine et instructive. Elle nous a montré les préoccupations du public, et amené des questions auxquelles nous n’aurions pas pensé. Les résultats démontrent que des données de science citoyenne, lorsqu’elles sont soigneusement contrôlées, ne renforcent pas seulement la validation des produits satellitaires, mais offrent également des informations écologiques uniques, impossibles à obtenir avec un suivi professionnel clairsemé. C’est aussi une opportunité de développer de nouvelles compétences, comme la vulgarisation, par exemple. Un autre défi de taille était de casser l’idée que nous, scientifiques, serions dépositaires du savoir, et eux, bénévoles, uniquement à l’écoute de notre parole. La forme de la science participative permet d’instaurer davantage d’égalité, de montrer à ces volontaires qu’ils et elles ont aussi des connaissances à partager, et qu’elles nous sont très utiles.
- Des démarches similaires sont-elles, selon vous, amenées à se généraliser ?
C’est un outil scientifique supplémentaire, intéressant et très novateur. Il n’est pas applicable à tous les domaines ni à tous types de recherches, mais il fait ses preuves, montre que les gens s’impliquent si on leur en offre la possibilité et qu’on peut leur faire confiance. Et puis, il y a différents degrés de science participative. Si ce n’est pas le cas de Lémanscope, les citoyens et citoyennes sont intégrés dès le début d’autres projets, travaillant en collaboration avec les chercheuses et chercheurs pour déterminer la méthodologie, les données à mesurer et leur mode de collecte. C’est une forme qui se pratique de plus en plus en médecine ou en environnement.
- D’autres initiatives sont-elles en vue?
Nous réfléchissons à lancer un nouveau projet participatif pour mesurer la présence du plancton, ou à étendre cette étude à d’autres lacs suisses, afin de pouvoir comparer les données. Nous avons à cœur de garder cette communauté active et vivante.
* La plateforme LéXPLORE est un laboratoire flottant ancrée depuis 2019 sur le lac Léman, au large de Pully et dédiée à l’étude du lac, de ses écosystèmes et des impacts des changements environnementaux et climatiques.
**Prochain webinaire prévu le 15 décembre 2025 à 19h: Plastiques dans le Léman, overdose ? Inscriptions ICI