«Aucune donnée ne devrait être maniée sans une éducation éthique»

Assia Garbinato, directrice du digital et de l’innovation au sein de Romande Energie © Pedro Ribeiro Photography

Assia Garbinato, directrice du digital et de l’innovation au sein de Romande Energie © Pedro Ribeiro Photography

Assia Garbinato est depuis 2021 la directrice du digital et de l’innovation au sein de Romande Energie. Cette experte de la science des données et de l’intelligence artificielle, qui a obtenu son doctorat à l’EPFL en 2000, partage avec nous sa vision de l’impact que la science peut avoir sur la société et la place essentielle de l’humain dans son approche personnelle.

Quelles images gardez-vous de votre jeunesse en Algérie ?

Ma famille et moi vivions sur le littoral, dans le quartier Miramar d’Alger. C’était un lieu très agréable, avec une belle architecture issue du temps de la colonisation française. Nous avions une vue directe sur la mer. Je conserve de cette époque des images heureuses, de lumière et d’un ciel au bleu exceptionnel. Mes parents étaient de bons vivants, nous avions souvent des invités et il y avait beaucoup de vie dans notre maison.

A l’adolescence, la fracture fut violente avec la montée de l’intégrisme. En très peu de temps, tout s’est assombri. J’ai connu l’ensemble de ce qu’on appelle la Décennie Noire, à partir de 1991, marquée par les assassinats, le couvre-feu et les interdits de plus en plus nombreux.

Comment ce contexte a-t-il impacté vos études et vos projets personnels ?

Les études étaient essentielles en Algérie, et plus encore pour les femmes car elles constituaient leur seul moyen d’émancipation. Ma détermination n’en était donc que plus forte. Mes années d’études à l’Ecole nationale Supérieure d'Informatique s’en sont bien sûr trouvées plus austères et plus ternes. Je ne pouvais pas sortir le soir, la vie sociale était limitée.

Quand vous êtes dans un environnement comme celui-ci, dont vous ne voyez pas l’échappatoire, il y a nécessairement la tentation de partir pour trouver une vie meilleure. Ce fut mon cas lorsque j’ai obtenu mon diplôme. Nous avions des amis en Suisse prêts à m’accueillir les premiers temps et c’est ainsi que je suis arrivée à Lausanne.

En 1997, vous rejoignez l’EPFL pour y effectuer votre doctorat, toujours en informatique. Qu’est-ce que vous appréciez dans cette discipline ?

Mon goût pour les sciences remonte à l’enfance : j’ai toujours eu besoin de logique et de sens. J’aimais beaucoup les mathématiques et j’ai toujours vu l’informatique comme une manière ludique d’en faire. En arrivant en Suisse, il était nécessaire pour moi de poursuivre mes études car je savais qu’un diplôme suisse était essentiel à la suite de mon parcours.

En quittant l’EPFL, aviez-vous déjà identifié que vous souhaitiez à terme occuper des postes à responsabilités ?

Pas du tout. Je n’ai jamais eu de plan de carrière ou la volonté de gravir les échelons comme moteur. En revanche, ce qui était clair était ma volonté de rejoindre l’industrie. J’avais le sentiment de pouvoir m’inscrire dans la durée dans cet environnement, alors que cela me semblait plus difficile dans la recherche où les doctorants et post-doctorants vont et viennent.

A ma sortie de l’EPFL, j’ai rejoint en 2001 une startup du nom de Lysis, qui proposait aux diffuseurs de télévision un logiciel leur permettant de gérer leurs grilles de programmes, leurs tarifs et leurs abonnés. Celle-ci a rapidement été rachetée par le groupe Kudelski. En 2004, à la naissance de mon premier enfant, j’ai mis ma carrière en pause.

C’est chez Vaudoises Assurance, où vous passerez près de quinze ans (2006 à 2019), que vous obtenez vos premiers postes à management. Que vous a apporté votre expérience là-bas ?

En arrivant chez Vaudoises Assurances, beaucoup de confiance m’a rapidement été donnée puisque j’ai eu l’occasion de mener une équipe dès 2008. Plus tard, j’ai été nommée Cheffe du service Data en 2014, puis Cheffe du management des données et de l’information en 2019. Je n’ai pas cherché ces responsabilités – à l’époque, avec des enfants en bas âge, mon seul but était de préserver le fragile équilibre entre vie privée et vie professionnelle. Mais je pense que certaines de mes qualités et compétences ont été reconnues, en particulier celles acquises à l’EPFL lors de ma thèse : la rigueur, l’esprit de synthèse ou la capacité à penser en niveaux d’abstraction, par exemple.

Pour une assurance, les données constituent la matière première. Avec mon approche d’ingénieure, j’ai développé un outil aux mécanismes d’architecture solides et pouvant être étendu à l’ensemble de l’entreprise. Ce travail a été reconnu. Un aspect passionnant à cette époque a été de travailler sur les premiers projets d’apprentissage automatique, en développant des outils permettant d’analyser l’érosion des clients ou de détecter les dossiers frauduleux, par exemple.

A présent chez Romande Energie, vous êtes la directrice dévolue au numérique et à l’innovation, moins de deux ans après être entrée dans le groupe comme Chief Data Officer. Concrètement, quels changements cela implique-t-il d’être membre de la direction ?

C’est une grande responsabilité ! La vision de l’entreprise devient holistique, et je suis désormais impliquée et consultée pour des décisions dans des domaines plus larges que mon périmètre habituel. Ceci me demande de prendre de la hauteur par rapport aux sujets et d’être dans un exercice permanent d’anticipation et de corrélation. Pour une personne comme moi qui a besoin de mouvement, de sens et de liberté d’action je vis cette fonction comme une vraie chance dans mon chemin de vie.

La puissance technologique est magnifique mais elle ne donne pas tous les droits : c’est une responsabilité d’utiliser les données et les algorithmes à bon escient.

Assia Garbinato

La gestion des données est parfois mal perçue par le grand public, du fait des scandales et piratages régulièrement relayés par les médias. Comment concilier numérique et éthique ?

Les deux sont indissociables et aucune donnée ne devrait être manipulée sans une éducation éthique. En plus de cette éducation, toute personne qui travaille dans l’analytique devrait avoir l’obligation de suivre un code éthique établi par son organisation. La puissance technologique est magnifique mais elle ne donne pas tous les droits : c’est une responsabilité d’utiliser les données et les algorithmes à bon escient.

Les données peuvent par exemple contenir des biais sociétaux qui ne peuvent être évités que par une étude approfondie menée par des équipes pluridisciplinaires. Je me souviens par exemple du scandale lié à un algorithme bancaire qui refusait systématiquement les prêts hypothécaires aux femmes. L’intelligence artificielle analysait les données, constatait qu’historiquement, les femmes ne disposaient pas de revenus suffisants par rapport aux hommes, et écartait les dossiers. Ce n’est pas l’algorithme qui était en cause mais bien l’absence d’une lecture sociologique et contextualisée des données. De manière plus large, la transformation digitale doit se faire de manière responsable. Avant de l’utiliser, il faut mesurer l’impact environnemental et sociétal de toute innovation.

Vous évoquez l’aspect environnemental. Comment l’analyse de données et l’intelligence artificielle peuvent-elles nous aider à mieux gérer notre consommation d’énergie ?

L’énergie est par essence immatérielle et a longtemps été peu onéreuse, si bien que pendant des décennies, rares étaient les personnes qui se préoccupaient de savoir d’où elle provenait. A présent les changements sont majeurs, qu’il s’agisse de la flambée des prix, de la crise du gaz, de l’arrêt des centrales nucléaires ou des sécheresses de plus en plus fréquentes.

Les données peuvent jouer un rôle essentiel dans la sensibilisation de la population aux enjeux environnementaux, en éduquant chacune et chacun sur sa propre consommation énergétique. Couplée à la technologie, l’analyse des données permet un pilotage intelligent des ressources. Un exemple très simple est le moment de charge des appareils, d’une voiture électrique par exemple. Celui-ci peut être différé pour éviter des tirages trop forts sur le réseau électrique car tout le monde charge sa voiture au même moment en rentrant le soir.

Les données peuvent jouer un rôle essentiel dans la sensibilisation de la population aux enjeux environnementaux, en éduquant chacune et chacun sur sa propre consommation énergétique.

Assia Garbinato

En 2018, vous participiez au tout premier évènement organisé sur le campus EPFL à l’occasion de la Journée Internationale des Femmes. Aujourd’hui, la présence des femmes dans les sciences et en particulier en informatique reste faible. Notez-vous malgré tout des évolutions positives ?

Je pense qu’il serait injuste de dire qu’il n’y a pas d’évolution. La sensibilisation aux questions d’égalité est bien plus forte aujourd’hui. Mais le mal est profond et ne va pas se corriger du jour au lendemain. Le problème doit être soulevé très en amont, dès l’enfance, pour comprendre d’où viennent les biais et comment les corriger. Pour de nombreuses femmes, la tentation de décrocher est parfois forte à certaines étapes de la vie, par exemple lors de l’arrivée d’un enfant ou lorsque les conditions de travail ne sont pas les bonnes. Il faut donc un vrai soutien et un meilleur équilibre dans les carrières des couples. Les partenaires ont aussi beaucoup à y gagner car lorsque le poids du revenu principal pèse sur les épaules d’une seule personne, cela peut amener à des situations de détresse et de grande solitude. J’entends parfois des personnes qui se disent lasses du sujet de l’égalité ou du féminisme. Il faut rester attentif au fait qu’un sujet touchant aussi profondément nos valeurs ne devienne pas un sujet de mode qu’il est opportun d’aborder ou de lâcher selon la tendance du moment. Ce sujet mérite un engagement sincère et authentique si nous croyons réellement dans une égalité humaine.

Sur quels leviers faut-il jouer pour que les jeunes filles n’excluent pas d’emblée les métiers techniques, comme c’est encore trop souvent le cas ?

Il y a de nombreux aspects sur lesquels agir. Les role models jouent bien sûr une fonction essentielle. Une enfant peut difficilement percevoir la possibilité d’avoir une carrière si dans son entourage aucune femme ne travaille. L’éducation joue elle aussi un rôle absolument crucial. Beaucoup de femmes perdent confiance ou songent à arrêter de travailler lorsque survient un obstacle – car le monde du travail peut être très dur, c’est une réalité. C’est moins le cas des hommes, qui ont été éduqués avec l’idée que ne pas travailler n’est pas une option.

Au Maghreb, les femmes ingénieures sont nombreuses. Elles représentent même 50% des effectifs universitaires. Pourquoi ? Car leurs conditions de vie imposent d’avoir un bon travail et un bon revenu pour pouvoir vivre convenablement et se réaliser. Elles visent donc des métiers avec une bonne rémunération, c’est-à-dire les mêmes que les hommes.

Les role models jouent bien sûr une fonction essentielle. Une enfant peut difficilement percevoir la possibilité d’avoir une carrière si dans son entourage aucune femme ne travaille.

Assia Garbinato

Vous parlez souvent de la place de l’humain dans notre société et nos environnements professionnels. Quelle place cette dimension a-t-elle pour vous en tant que manager ?

Le monde d’aujourd’hui est d’une telle complexité que sans intelligence collective les défis sont impossible à relever. Faire collaborer un collectif humain de manière harmonieuse et efficace est une science à laquelle l’école managériale classique forme peu. Heureusement que cette carence est de plus en plus comblée par le leadership bienveillant ou encore le leadership conscient. Dans ces courant il est important de comprendre qu’avoir conscience de soi et être en capacité de se développer est une condition nécessaire avant de se lancer de la transformation d’équipes et de prétendre être en capacité de les accompagner vers de grands projets.

L’enjeu est d’éviter la gloire des egos, de valoriser le travail de toute une équipe et de s’assurer que les jeunes talents ont la possibilité de progresser. Une équipe harmonieuse est une équipe où chaque individu est en capacité d’avoir de l’impact.

Vous dégagez beaucoup de sérénité. Est-ce qu’il y a des choses qui vous énervent malgré tout ?

Bien sûr ! L’inertie et le manque d’humilité. J’ai besoin d’avancer et d’apprendre, ça me permet de me sentir vivante.

PROFIL

1971 Naissance à Alger
1996 Master à l’Ecole nationale Supérieure d'Informatique d’Alger
2000 Doctorat à l’EPFL
2019 Cheffe du management des données et de l’information chez Vaudoises Assurances
2021 Directrice du numérique et de l’innovation chez Romande Energie

EN BREF

Un endroit préféré sur le campus de l’EPFL ?
Les marches sous l’Esplanade, avec la vue sur la place Cosandey et au-delà.

Un film qui vous a marqué dernièrement ?
J’ai beaucoup aimé le remake de Dune de Denis Villeneuve.

Une ville qui vous tient à cœur ?
Lausanne. Je l’associe à ce sentiment de liberté, lors de mon arrivée en Suisse.

Un moment de prédilection dans vos journées ?
Lorsque j’arrive à me lever très tôt et que tout est calme et silencieux.

Interview publiée dans le magazine Dimensions (#4). Version éléctronique disponible ici.