Anne Mellano, actrice de la mobilité de demain

©Alain Herzog/EPFL

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Anne Mellano n’a rien planifié. Ni ses études en génie civil ni l’entrepreneuriat. Elle se retrouve pourtant à 30 ans à la tête de Bestmile, une start-up de 60 personnes qui croît à vitesse grand V.

Bestmile, l’entreprise qu’Anne Mellano a cofondée avec Raphaël Gindrat en 2014, est en avance sur son temps. Son système de gestion de flotte pour les véhicules autonomes, testé notamment à l’EPFL et à Sion, est prêt alors que la production de ce moyen de transport en est encore à ses balbutiements. Ce logiciel, permettant également de gérer et d’optimiser des parcs de véhicules pilotés, est d’ores et déjà utilisé par plusieurs clients, dont depuis peu Alto, une compagnie de transport avec chauffeur de Dallas. La start-up, issue de l’EPFL, croît d’ailleurs rapidement: des investissements pour près de 13 millions de francs, des équipes sur trois continents et environ 60 employés après cinq ans d’activité.

Durant le Consumer Electronics Show (CES) de Las Vegas en janvier, l’agenda des cofondateurs affichait complet, noirci de rendez-vous avec des représentants de l’industrie automobile et de potentiels investisseurs. Un démarrage sur les chapeaux de roues qui fait suite à un mélange de passion, de hasard et de bonnes décisions.

La jeune femme n’avait pas planifié une carrière dans l’entrepreneuriat. Inscrite en génie civil à l’EPFL – «parce que ce sont les études qui me paraissaient les plus tangibles» –, elle s’est ensuite spécialisée dans les systèmes de transport innovants, puis passionnée pour la gestion des navettes autonomes. Anne Mellano représentera la jeune génération à la table ronde d’EPFL Alumni, organisée à l’occasion de la Journée internationale des femmes le 8 mars. Interview.

Vous venez de participer pour la troisième fois au CES de Las Vegas, le plus grand salon d’électronique de consommation du monde. Pourquoi est-ce important d’y être?

Le principal avantage est que tout le monde est rassemblé en un même lieu: investisseurs, clients, partenaires. Il est donc possible de rencontrer toutes les personnes importantes pour notre entreprise en une semaine dans un même lieu.

L’année dernière, vous avez posé un pied aux Etats-Unis, avec une petite équipe de vente et de support, et un en Asie, avec deux personnes au Japon et une à Singapour. Comment est perçu dans ces pays le fait d’être une start-up suisse?

Aux Etats-Unis, il n’y a pas vraiment de barrières autres que le décalage horaire. C’est une question de relations humaines, de suivi et d’adaptation au rythme de réalisation des projets. Ça rassure les clients et facilite les discussions de pouvoir leur dire que nous avons une équipe de support sur le même fuseau horaire. Avec l’Asie, où nous cherchons à obtenir des partenariats avec des entreprises locales, c’est plus difficile en raison de la différence de culture. Ce sont des marchés très spécifiques et relativement fermés.

Le siège de Bestmile est toujours à Lausanne. Envisagez-vous de l’y maintenir?

Nous avons pour l’instant réussi à repousser l’échéance d’un «déménagement» en levant des fonds en Europe. S’il devient impératif de lever de l’argent aux Etats-Unis pour le développement de l’entreprise, la question se posera. Une condition souvent imposée par les investisseurs est en effet d’avoir l’équipe de management sur place afin de pouvoir prendre un taxi et venir physiquement voir ce qui se passe en cas de problème. Mais cela ne veut pas dire que toute l’entreprise doit déménager.

Quelle est votre stratégie de développement?

Cette année, l’accent est mis sur les partenariats avec les constructeurs automobiles. Notre objectif est de rester indépendants et de rendre notre système compatible avec un maximum de marques différentes afin d’être prêts lorsque les véhicules autonomes seront déployés à large échelle. Convaincre ces très gros acteurs est un défi, mais les discussions avancent bien. L’objectif à long terme est d’être la solution de référence pour les services de mobilité à la demande, autonomes ou non.

Votre système permet d’optimiser la gestion des véhicules. Permet-il de diminuer le nombre de véhicules qui circulent?

Nous avons fait une étude sur la base des taxis de Chicago en 2018. Les résultats montrent que les algorithmes d’optimisation permettent de réduire jusqu’à 10 fois le nombre de véhicules nécessaires. En particulier si on tient compte du pooling (c’est-à-dire regrouper les gens qui ont des destinations et des origines proches), tout en gardant des limites raisonnables concernant le temps d’attente ou le nombre de kilomètres supplémentaires.

Comment voyez-vous les transports d’ici une dizaine d’années?

Les voitures autonomes individuelles n’arriveront pas avant quelques années parce que les prix sont encore relativement élevés et que la fiabilité de cette technologie n’est pas totalement aboutie. Mais on n’en gagnera rien en termes de fluidité du trafic et de rapidité de transport. Pour nous, la stratégie évidente est le développement de flottes gérées par des opérateurs. Partager les véhicules pour des destinations proches, comme l’a montré l’étude sur Chicago, permet de réduire le nombre de véhicules et d’améliorer le trafic. Nous travaillons uniquement sur des systèmes où les véhicules sont possédés par des opérateurs. Optimiser n’est possible qu’avec une flotte fixe. Si on ne connaît pas le nombre de voitures, comme c’est le cas pour les véhicules de transport avec chauffeur (VTC) de type Uber, c’est impossible. Le système fait d’ailleurs augmenter considérablement le trafic. Les villes vont devoir légiférer. Malheureusement, beaucoup d’actions sont prises a posteriori alors qu’il faudrait anticiper l’arrivée des véhicules autonomes.

Des navettes circulent encore aujourd’hui à Sion avec votre système d’exploitation. Que vous apporte ce projet?

Lorsque nous avons testé le système à l’EPFL, certaines personnes nous disaient: «C’est facile, tout le monde est technophile.» Sion était notre premier test avec une population plus éclectique (rires) et cela nous a permis de franchir un cap. C’était aussi la première fois que notre logiciel était utilisé par un client (CarPostal). Ces navettes relient maintenant la gare et sont amenées à fonctionner à long terme.

La marque EPFL vous a-t-elle aidée à développer votre entreprise?

Beaucoup au début, notamment pour la première levée de fonds. Nous avions un projet CTI avec l’Ecole et le fait d’avoir une sorte de validation par une équipe de recherche a clairement plaidé en notre faveur. Actuellement, c’est toujours un point positif, mais ce n’est plus cela qui fera la différence. Plus généralement, l’avantage de la Suisse est d’avoir une marque relativement forte et surtout une image très positive avec une connotation de précision et de savoir-faire en ingénierie.

Vous avez levé 11 millions de francs en 2018. Cela a-t-il été difficile de convaincre les investisseurs?

Disons que nous arrivons au bon moment. L’industrie du véhicule autonome est sexy aujourd’hui. De plus, il y a une notion de peur. Comme tous les acteurs de l’industrie automobile souhaitent avoir la meilleure place à l’arrivée des transports sans pilote, ils misent dans différents partenariats. Beaucoup d’argent est donc investi sur cette industrie. Jusqu’à aujourd’hui, nous avons cependant refusé les investissements des constructeurs automobiles puisque le but est de rester «agnostiques» et pouvoir être compatibles avec toutes les marques.

Le nombre de femmes à la tête de start-ups est encore faible. Est-ce difficile de faire sa place?

Absolument pas, en tout cas cela ne l’a pas été pour moi. Au contraire, parfois c’est même plutôt un avantage. Pour certains événements, les gens me demandent à moi spécifiquement de représenter l’entreprise afin d’augmenter le pourcentage de représentation féminine (rires). Par contre, je pense qu’il y a une différence innée sur la prise de risque entre hommes et femmes. Nous avons tendance à attendre que les choses soient plus stables avant de nous lancer. Or, avec cette optique, on ne se lance jamais. Le faible nombre de femmes dans l’entrepreneuriat est aussi dû au nombre d’étudiantes, par exemple à l’EPFL, qui est encore inférieur à celui des hommes. En 2007, lorsque j’ai commencé en génie civil, nous étions sept filles sur 160… mais la différence est que nous sommes toutes allées jusqu’au bout. Ça change lentement.

Raphaël Gindrat, le cofondateur, est également ingénieur civil. Comment fait-on avec cette formation pour développer un software?

Ce n’est effectivement pas un schéma usuel, mais c’est aussi un avantage. Nous avons la perspective du résultat et nous sommes la voix du client. Les ennuis ont commencé lorsqu’on a dû commencer à embaucher des informaticiens (rires). Lire le CV d’un développeur back-end… c’est du chinois.

Diriger à deux permet-il de dégager du temps ou cela vous donne-t-il davantage de contraintes?

Nous avons la même vision et la même connaissance de l’entreprise. C’est un plus de pouvoir confronter ses idées et de pouvoir gérer des tâches en parallèle. Au début, nous avons pris les décisions importantes au feeling, en prenant un café le dimanche après-midi. En général à deux, si on n’est pas d’accord, c’est qu’il faut réfléchir un peu avant de prendre une décision. Nous avons de la chance d’être sur la même longueur d’onde. Dix-huit mois après la création de la start-up, un coach nous a demandé combien de fois nous nous étions engueulés. Lorsqu’on lui a répondu «jamais», il a conclu qu’on irait loin.

BIO
2012
: Master en génie civil de l’EPFL.
2014: Création de Bestmile.
2015: Devient maman.
2016: Première levée de fonds, 3,5 millions de francs. Sera complétée par 11 millions de francs en 2017.
2018: Internationalisation, équipe de 60 personnes.