Analyse musicale computationnelle au-delà du canon traditionnel

São Paulo, Brésil 2019: Des musiciens jouent des reprises en hommage à Jacob do Bandolim, compositeur de choro, à l’occasion du 50e anniversaire de sa mort © Governo do Estado de São Paulo/CC BY 2.0

São Paulo, Brésil 2019: Des musiciens jouent des reprises en hommage à Jacob do Bandolim, compositeur de choro, à l’occasion du 50e anniversaire de sa mort © Governo do Estado de São Paulo/CC BY 2.0

Pour la première fois, des scientifiques du DCML (Digital and Cognitive Musicology Lab) de l’EPFL, dirigé par Martin Rohrmeier, ont utilisé la science des données et des techniques statistiques pour caractériser le choro, style musical brésilien principalement instrumental.


Cette étude, récemment publiée dans la revue Journal of New Music Research, identifie des traits stylistiques clés de 300 morceaux de musique choro, offrant une analyse empirique sans précédent des harmonies et de la forme de ce genre musical, qui a vu le jour au XIXe siècle au Brésil et reste populaire aujourd’hui. Si choro signifie «pleurs» ou «lamentation» en portugais, ce style musical est néanmoins enjoué. Au fil des années, il s’est mélangé avec d’autres genres tels que le jazz.

L’inspiration à l’origine de cette étude vient de Willian Fernandes Souza, collègue du DCML à l’université fédérale de Rio de Janeiro au Brésil, lui-même musicien et expert de choro. Il a apporté ses connaissances en la matière pour l’étude, tandis que l’auteur principal, Fabian C. Moss, chercheur postdoctoral au Collège des Humanités, a mis à profit son expérience en recherche sur corpus et en science des données.

Fabian Moss est aussi l’auteur principal d’un article similaire datant de 2019, qui se concentrait sur les quatuors à cordes de Beethoven. Toutefois, il souligne que cette nouvelle recherche offre l’occasion d’analyser de la musique qui sort du canon traditionnel sur lequel se penchent habituellement les musicologues.

«Certains ont critiqué l’article sur Beethoven en disant qu’assez de choses avaient été écrites sur ce compositeur. Ces critiques soulignent de bons points, étant donné que de telles études confirment souvent des préjugés inhérents à notre domaine, présentant notamment les compositeurs “masculins, blancs et décédés” comme des maîtres ou des génies en musique, concède le chercheur.

L’ensemble de données sur le choro ne fait pas partie du canon musical central d’auteurs traditionnellement étudiés, et nous estimons qu’il est très important d’effectuer plus de recherches sur des genres marginaux et peu étudiés pour comprendre ce qu’est la musique dans son ensemble.»

Des motifs harmoniques uniques et évolutifs

Les chercheurs ont transcrit quelque 300 partitions de musique choro datant de la fin du XIXe siècle au début des années 2000, accord après accord, en un format lisible par une machine qui pouvait être utilisé pour une analyse algorithmique. Ils ont ainsi notamment découvert que les motifs d’accords et de tonalités des morceaux de choro semblaient être très différents de ceux qu’on retrouve dans d’autres genres qui ont fait l’objet d’études quantitatives, comme la musique classique.

«Les règles harmoniques qui définissent ce style sont très différentes, au niveau local des accords et au niveau global de la tonalité», explique Fabian Moss, précisant que ces deux niveaux harmoniques sont davantage alignés en musique classique.

Si la raison de cette différence dépasse le cadre de cette étude, le chercheur relève que c’est une question qu’ils aimeraient étudier à l’avenir. Toutefois, il suppose qu’elle pourrait être en lien avec l’improvisation et la collaboration qui caractérisent le choro, en comparaison avec les morceaux classiques.

«Le choro, c’est plutôt de la musique populaire, de la musique de rue, et la notation n’est pas aussi complexe qu’en musique classique. Les motifs d’accords et de tonalités que nous observons pourraient rendre plus facile de prendre une guitare, de se joindre aux musiciens qui jouent du choro et de sentir ce qui vient ensuite. Le choro n’est pas plus simple que la musique classique, mais dans un contexte interactif comme celui-là, la complexité doit se trouver ailleurs que dans les progressions harmoniques.»

Les chercheurs ont également relevé que les accords eux-mêmes avaient évolué au cours des 150 dernières années. Alors qu’à une époque on jouait trois ou quatre notes en même temps pour produire un accord, avec le temps, les accords étendus (avec cinq ou six notes par accord) ont été bien plus utilisés, surtout après les années 1950.

«Cette conclusion intéressante est complètement nouvelle. Nous pensons que cela est dû à l’influence du jazz sur le choro, mais il nous faudrait effectuer des recherches plus approfondies pour confirmer cette hypothèse», explique Fabian Moss.

Une approche musicologique plus précise

Le chercheur espère que ce travail ouvrira la voie à d’autres études, rappelant que leur ensemble de données est accessible gratuitement en ligne à d’autres chercheurs.

Il ajoute qu’il estime que ce genre d’études quantitatives empiriques de la musique sont essentielles, non seulement parce qu’elles sont plus efficaces que des études manuelles («Avec des méthodes computationnelles, on obtient plus facilement un tableau plus complet», précise-t-il), mais aussi parce qu’elles peuvent contribuer à la progression de la musicologie elle-même.

«Si vous prenez un texte d’analyse musicale traditionnelle, vous constaterez que des concepts, tels que les tonalités, sont souvent définis vaguement, voire pas du tout. Les approches computationnelles obligent les chercheurs à être précis sur les méthodes qu’ils appliquent, et être forcé à quantifier les choses aide à concevoir plus clairement ce qu’on étudie.»

Références

Fabian C. Moss, Willian Fernandes Souza & Martin Rohrmeier (2020) Harmony and form in Brazilian Choro: A corpus-driven approach to musical style analysis, Journal of New Music Research, DOI: 10.1080/09298215.2020.1797109

Crédit d'image: Governo do Estado de São Paulo / CC BY 2.0 (https://creativecommons.org/licenses/by/2.0)


Auteur: Celia Luterbacher

Source: EPFL