«A l'avenir, les barrages seront multifonctionnels»

Le glacier et le barrage de Gries en 2020. © Andrea Baumer
En prenant comme cas d’étude le barrage de Gries, en Valais, un chercheur de l’EPFL montre la complexité du futur de l’énergie hydraulique dans le contexte du changement climatique.
Fonte et disparition imminente des glaciers, raréfaction de la neige, hausse des précipitations pluvieuses en hiver et de la sècheresse en été… Les dérèglements climatiques ont et auront de profonds impacts sur les réservoirs d’eau des barrages suisses et sur la manière dont cette eau sera exploitée. «A quelques exceptions près, l’eau retenue en amont des barrages ne possède actuellement qu’une valeur au niveau de l’énergie hydraulique. Or, il faut réfléchir dès maintenant à donner une valeur économique à cette eau pour tous les services qu’elle nous rendra. A l’avenir, les barrages seront multifonctionnels», prédit Giovanni De Cesare, ingénieur civil et directeur opérationnel de la Plateforme de constructions hydrauliques (PL-LCH) de l’EPFL.
Telle est la conclusion de son étude publiée dans AGU Books. Celle-ci propose une synthèse de la littérature et des jeux de données produits ces dernières années sur l’avenir des barrages. Ces informations permettent de connaître les défis et scénarios potentiels auxquels seront confrontées ces infrastructures à l’avenir. En Suisse, les glaciers ont perdu la moitié de leur volume en un siècle. La majorité d’entre eux aura disparu d’ici 2100.

L’étude prend comme cas spécifique le barrage de Gries, en Valais, dont le réservoir se situe à 2387 mètres. Le système achemine actuellement l’eau jusqu’au Lac Majeur et produit 3% du total de l’énergie hydroélectrique suisse. Pour rappel, en 2023, la force hydraulique représentait 57,6% de la production d'électricité en Suisse. Intitulée de manière provocatrice «Qui disparaîtra en premier, le glacier ou le réservoir?», cette recherche montre l’urgence d’agir, tant au niveau technique que politique, pour préserver l’eau du lac de retenue et prévenir d’éventuels conflits quant à son usage futur.
Remplacer le glacier
Car la réponse à la question posée ne fait pas de mystère: le réservoir perdurera au-delà du glacier de Gries, dont la disparition est annoncée vers 2070. A partir de cette décennie, l’apport en eau se limitera donc aux précipitations pluvieuses et neigeuses et à la fonte des neiges. Cet apport sera de 30% inférieur à aujourd’hui d’ici 2100, précise l’étude. Le réservoir aura donc la responsabilité de remplacer en partie le rôle rempli par le glacier jusqu’alors. Mais la répartition de la ressource en eau reste une question ouverte.
La Suisse, avec ses quelque 220 barrages, se trouve à un tournant. De nombreux réservoirs sont en partie remplis de sédiments, qui réduisent la capacité de stockage des réservoirs et perturbent la production d’électricité. Le volume de stockage de sédiments prévu arrive ainsi à la fin de sa durée de vie, évaluée à 50 ans. C’est le cas du barrage de Gries, inauguré en 1966.
Selon la loi, les exploitants doivent rendre l’ouvrage fonctionnel et sûr pour céder ou renouveler leur concession. Les barrages doivent donc être rénovés, parfois surélevés et les sédiments situés au fond du lac de retenue, dans la zone appelée le «volume mort», partiellement évacués pour des questions de fonctionnalité et de sécurité de la vidange de fond. Mais ces travaux se confrontent à un imprévu: la disparition du glacier, qui était pourtant l’une des raisons initiales de la construction des barrages. Comment intégrer ce paramètre dans leur rénovation?
Même s’il n’y a pas de consensus sur la question, il y aura des changements drastiques d’ici la fin du siècle
Changements drastiques et inconnues
Surtout que de grands bouleversements sont attendus dans ce contexte, selon une autre étude* citée par Giovanni De Cesare. «Même s’il n’y a pas de consensus sur la question, il y aura des changements drastiques d’ici la fin du siècle», précise l’ingénieur civil. Dans le cas du barrage de Gries, ces changements sont déjà là, comme l’indique l’étude de l’EPFL: «Avant, le glacier libérait un sédiment fin appelé le ‘lait de glacier’. Désormais, il libère le matériel de moraine qui forme un delta. Ces sédiments grossiers restent pour l’instant sur les côtés, mais les fortes précipitations attendues pourraient permettre leur transport dans le lac de retenue.» Un événement qui altèrerait le fonctionnement de l’ouvrage. D’autres inconnues demeurent: la montée en altitude de la forêt pourrait soit apporter une stabilisation du sol soit, en raison de la perte de pergélisol (le sol gelé en permanence), favoriser l’érosion et poser des problèmes de sécurité... Enfin, de nouveaux lacs vont sans doute apparaître dans quelques années, là où se trouvait le glacier.
Etudes approfondies
Giovanni De Cesare travaille depuis près de 30 ans sur l’énergie hydraulique et rencontre régulièrement les exploitants de grands barrages dans le cadre de ses recherches. «Je les défie, car tout est là. Les investissements pour assainir les barrages ont certainement été anticipés et nous avons la technologie pour le faire. Il ne reste plus qu’à agir. Certains propriétaires le font, mais nous sommes encore trop lents!»
Pour le chercheur, l’exploitant ne devra pas être le seul à décider de la quantité d’eau allouée au fil des saisons à des services comme l’électricité, l’enneigement artificiel, la biodiversité, l’agriculture alpine, le refroidissement des centrales nucléaires, l’industrie, l’eau potable ou, encore, la recharge de la nappe phréatique. «C’est pourquoi il faut dès maintenant effectuer une étude approfondie sur l’utilisation de la ressource de chaque réservoir. L’Allemagne a fait cet exercice avec sa Stratégie nationale de l’eau, adoptée en 2023, et a formulé différents scénarios en fonction de situations extrêmes. En Suisse, nous avons pris du retard», s’inquiète le chercheur**.
*Herman, F., De Doncker, F., Delaney, I., Prasicek, G., and Koppes, M. (2021). The impact of glaciers on mountain erosion. Nat Rev Earth Environ 2, 422–435. doi:10.1038/s43017-021-00165-9
**En août 2023, en réponse à un postulat déposé au Conseil national, le Conseil fédéral a estimé la mise en place d’une stratégie nationale inutile pour traiter les conflits d’intérêts. Les moyens et ressources alloués aux cantons sont jugés suffisants.
De Cesare, G. (2025). Sedimentation of a high Alpine Hydropower Reservoir under Climate Change: What will disappear first, the Glacier or the Reservoir? in Book ‘Particulate Gravity Currents: Theory, Experiments, and Environmental Applications’, Kneller, B., Meiburg, E., Vowinckel, B., and Zhiguo He, Z. (eds), published: 26 September 2025, Print ISBN:9781394216697 |Online ISBN:9781394216727 |doi:10.1002/9781394216727, pp. 49-65, https://doi.org/10.1002/9781394216727.ch4