Un nouveau matériau candidat pour les liquides de spins quantiques

Liquide de spin quantique entraîné par des rotors moléculaires. Crédit : Péter Szirmai

Liquide de spin quantique entraîné par des rotors moléculaires. Crédit : Péter Szirmai

Un état inhabituel de la matière, le liquide de spin quantique, a été révélé et étudié au sein d’un matériau de conception unique par des scientifiques de l’EPFL. Leurs travaux auront des répercussions importantes sur les technologies de demain, de l’informatique quantique à la supraconductivité et la spintronique.

En 1973, le physicien et futur lauréat Nobel de Physique Philip W. Anderson suggère l’existence d’un état inhabituel de la matière : le liquide de spin quantique (LSQ). Contrairement aux liquides ordinaires dont nous sommes familiers, le LSQ est un état magnétique lié au spin.

Un spin électronique désordonné produit des LSQ

D’où vient le magnétisme ? Cette question est longtemps restée sans réponse. Aujourd’hui, nous savons que le magnétisme provient du spin, un attribut remarquable de particules subatomiques, les électrons ; le « spin » peut être représenté de manière très simplifiée par une toupie.

En magnétisme, l’important est que le spin transforme chacun des milliards d’électrons de matière en un minuscule aimant avec sa propre « direction » magnétique (pôles nord et sud d’un aimant). Mais les spins électroniques ne sont pas isolés. Ils interagissent entre eux de différentes manières jusqu’à ce qu’ils s’ordonnent, conférant ainsi des propriétés magnétiques à la matière.

Dans un aimant classique, les spins en interaction se stabilisent et les directions magnétiques de chaque électron s’alignent. Il en résulte un état stable.

En revanche, il existe un état dans lequel les spins électroniques ne peuvent pas se stabiliser dans la même direction : dans ce cas l’aimant est dit « frustré ». Les spins varient alors en permanence : ils se comportent comme un liquide, un « liquide de spin quantique ».

Liquides de spins quantiques et technologies de demain

Ce qui est intéressant avec les LSQ c’est qu’ils peuvent être utilisés dans de nombreuses applications. Parce qu’ils sont disponibles sous diverses formes avec différentes propriétés, les LSQ peuvent être utilisés dans l’informatique quantique, les télécommunications, les supraconducteurs, la spintronique (une variante de l’électronique qui utilise le spin électronique à la place du courant) et dans de nombreuses autres technologies quantiques.

Mais avant de les exploiter, nous devons d’abord comprendre parfaitement les états LSQ. Pour y parvenir, les scientifiques doivent trouver des manières de produire des LSQ sur demande – une tâche qui s’est avérée difficile jusqu’à présent, avec seulement quelques matériaux disponibles comme candidats LSQ.

Un matériau complexe pourrait résoudre un problème complexe

Publiant dans la revue PNAS, des scientifiques sous la direction de Péter Szirmai et Bálint Náfrádi au laboratoire de László Forró à la Faculté des Sciences de Base de l’EPFL sont parvenus à produire et à étudier un LSQ dans un matériau très original connu sous le nom « EDT-BCO ». Le système a été conçu et synthétisé par l’équipe de Patrick Batail à l’Université d’Angers (CNRS).

C’est la structure de l’EDT-BCO qui permet de créer un LSQ. Les spins électroniques dans l’EDT-BCO forment des dimères agencés de manière triangulaire, dont chacun a un moment magnétique de spin 1/2 ce qui signifie que l’électron doit faire deux rotations complètes pour revenir à sa configuration initiale. Les couches de dimères de spin 1/2 sont séparées par un sous-réseau d’anions carboxylate centrés par un fragment bicyclooctane chiral. Les anions sont appelés « rotors » car ils ont des degrés de liberté conformationnels et rotationnels.

L’installation au sein d’un matériau magnétique d’un fragment moléculaire qui peut tourner, le rotor, est sans précédent, et constitue la singularité du matériau par rapport aux candidats LSQ. « Le léger désordre provoqué par les entités rotor induit une nouvelle manière de gérer le système de spin », affirme Péter Szirmai.

Les scientifiques et leurs collaborateurs ont eu recours à un arsenal de méthodes pour explorer et qualifier l’état QSL au sein des cristaux de grande pureté du EDT-BCO : calculs par la théorie de la fonctionnelle de densité, mesures de la résonance de spin électronique haute fréquence (une méthode expérimentale emblématique du Laboratoire Forró), résonance magnétique nucléaire et spectroscopie de spin des muons. Toutes ces techniques explorent les propriétés magnétiques de l’EDT-BCO à partir de différents angles.

Toutes ont confirmé l’absence d’ordre magnétique à longue portée et l’émergence d’un LSQ. En bref, l’EDT-BCO rejoint officiellement les rangs restreints des matériaux LSQ et nous fait progresser dans la prochaine génération de technologies. Selon Bálint Náfrádi :

Au-delà de la superbe démonstration de l’état LSQ, nos travaux sont très pertinents. Ils ouvrent grand la porte à la conception de nouveaux matériaux LSQ au sein de cette famille, construits sur mesure à partir de tels rotors fonctionnels.

Bálint Náfrádi

Autres collaborateurs

  • CNRS et Université d’Angers
  • Académie tchèque des sciences
  • CNRS et Université de Paris-Sud
  • Université Johann Wolfgang Goethe de Francfort-sur-le-Main
  • Science and Technology Facilities Council (ISIS Muon Group)
  • Institut Paul Scherrer
Financement

Fonds national suisse de la recherche scientifique

Références

Péter Szirmai, Cécile Mézière, Guillaume Bastien, Pawel Wzietek, Patrick Batail, Edoardo Martino, Konstantins Mantulnikovs, Andrea Pisoni, Kira Riedl, Stephen Cottrell, Christopher Baines, László Forró, Bálint Náfrádi. Quantum spin-liquid states in an organic magnetic layer and molecular rotor hybrid. PNAS 05 November 2020. DOI: 10.1073/pnas.2000188117