«Plein d'autres femmes auraient mérité d'être dans cette expo!»

Maléna Bastien Masse - 2025 EPFL/Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0

Maléna Bastien Masse - 2025 EPFL/Alain Herzog - CC-BY-SA 4.0

L’exposition itinérante «Queens of Structure» présente une vingtaine de portraits de femmes ingénieures civiles. Rencontre avec celle qui a porté le projet en Suisse romande et à l’EPFL, la chercheuse Maléna Bastien Masse.

Du 12 mai au 9 juin 2025, on ne peut pas rater ces grands totems jaunes en aluminium sur la place Ada Lovelace de l’EPFL. Ils présentent fièrement une série de portraits de femmes actives dans le domaine du génie civil, avec des zooms sur leurs grands ouvrages emblématiques et une section consacrée aux pionnières. Créée en Allemagne en 2021 où elle a circulé dans plusieurs villes, ainsi qu’en Suisse alémanique, l’exposition Queens of Structure a été transcrite en français et enrichie de quatre nouveaux portraits, dont trois alumnae EPFL, grâce à l’initiative de Maléna Bastien Masse. Après Genève et Lausanne, les totems poursuivront leur route à Sion et Neuchâtel. Interview de sa curatrice, chercheuse au Structural Xploration Lab de l’EPFL et récemment nommée professeure associée à l’HEPIA de Genève.

Comment est venue l’envie d’amener cette exposition en Suisse romande?

J’avais été invitée à participer au comité d’organisation pour l’expo à Bâle et j’avais décliné pour des raisons de distance, et un peu à cause de la barrière linguistique. Mais j’ai visité l’expo et ai trouvé qu’elle était vraiment géniale. Je me suis dit que j’aimerais bien avoir la même chose en français. Alors j’ai pris contact avec une des créatrices du projet en Allemagne, Nicole Zahner, une Luxembourgeoise qui a fait ses études à l’ETH Zurich et travaille comme ingénieure civile à Berlin. Elle a été très enthousiaste à l'idée d'amener ça en français, et c'est ainsi que ça a débuté. À partir de là, j'ai activé mon réseau de femmes ingénieures pour trouver des personnes motivées à intégrer le comité d’organisation.

C’est un travail très différent de monter une expo que de faire de la recherche!

En effet. La première étape, ça a vraiment été de monter le budget, de créer un dossier de sponsoring et d'activer nos réseaux pour lever les fonds afin de rendre la suite possible. Ce projet touche à la muséologie, à la création de contenus, au graphisme. Il a aussi fallu veiller à la qualité des nouveaux textes et aux traductions depuis l’allemand des parties existantes. J'ai ainsi appris énormément sur les subtilités de la langue. Mais il y avait aussi un côté plus proche de la gestion de chantier, que je connais bien, surtout dans la phase de production et de montage. La grande différence, c'est plutôt le côté associatif, le fait de reposer sur du travail bénévole. Tout le monde avait beaucoup de bonne volonté, mais les disponibilités sont parfois limitées ce qui fait que les projets prennent plus de temps à se mettre en place.

Comment avez-vous choisi les nouveaux portraits?

Notre vision, c'était d'avoir des personnes qui ont porté des projets ambitieux dans des spécialités qui n'étaient pas encore très présentes dans l'exposition allemande. Mais on avait en fait plus de candidates que de places. Il y a plein d'autres femmes qui auraient mérité d'être dans l’expo !

Qui sont les quatre élues?

Parmi les nouvelles Queens, il y a Emilie Bellanger, formée en France et qui travaille sur les ouvrages d'art dans plusieurs pays du monde. Il n'y avait pas encore de grand pont routier dans l’expo. Celui qu’elle présente a été commandé par le Maroc, c’est un pont haubanné avec une forme de pylône très inhabituelle. Ensuite, on a trois Alumnae EPFL, dont Alix Grandjean, qui est spécialisée dans les monuments historiques. Elle présente la rénovation de la cathédrale de Lausanne, un bâtiment emblématique pour le canton de Vaud. Ensuite on a Isabelle Fern, qui présente le confortement du barrage de Lessoc dans le canton de Fribourg. Ça nous paraissait être un thème assez important pour la Suisse. Même s'il y avait déjà un autre barrage présenté, Isabelle a la particularité d'être une experte niveau 3 pour les barrages sous surveillance fédérale, la première femme à l’être devenue. Et puis la quatrième, c'est Rachel Nenavoh, qui est spécialisée en mobilité. C’est peut-être moins spectaculaire, mais ses interventions ont vraiment un impact sur la vie des gens, avec des mesures de pacification du trafic dans des villages, des mesures de développement d'axes pour la mobilité douce, et aussi des transformations de gares pour les rendre plus accessibles.

Quels autres types de projets peut-on découvrir dans l’expo?

Il y a par exemple la Tour Saint-Jaques, à côté du stade de foot à Bâle, faite par Salome Hug, une ingénieure bâloise qui a étudié à Zurich. Il y a le Rolex Learning Center bien sûr, avec Agnès Weilandt, qui donnera une conférence au vernissage de l’exposition à l’EFPL le 19 mai. Il y a aussi The Shard, une de ces grandes tours pointues à Londres, qui a été faite par Roma Agrawal. Cette dernière est un peu une influenceuse du génie civil. Maintenant, elle donne des conférences pour vulgariser les structures. Et dans les choses moins «visibles», il y a Charlotte Bofinger, qui présente un thème sur lequel je travaille aussi dans ma recherche: comment est-ce qu'on applique l'économie circulaire et le réemploi dans la construction. Elle travaille pour une entreprise qui est spécialisée dans ces thèmes-là.

Pourquoi ce besoin de rendre les femmes ingénieures civiles plus visibles?

Car c'est encore un milieu très masculin, avec des taux d’étudiantes qui stagnent depuis dix ans. Pour moi, il y a encore un problème d'image, un peu poussiéreuse, d’un métier un peu dur qui tourne autour du béton, pas très technologique ni très glamour, alors que ce n'est pas vrai. C'est un métier qui a un rôle super important à jouer dans les transitions environnementales et digitales que nos sociétés sont en train de vivre.

C'est un métier qui a un rôle super important à jouer dans les transitions environnementales et digitales que nos sociétés sont en train de vivre.

Maléna Bastien Masse

Donc le premier objectif était de montrer vraiment toute la diversité de ce métier, en donnant à voir des portraits féminins pour que des jeunes filles puissent s'y identifier, et pousser les femmes qui le pratiquent à se mettre un peu en avant, en assumant d’être des «role models» pour les plus jeunes.

D’où le nom «Queens of Structure»?

Oui. Le nom vient des quatre créatrices allemandes. C'était vraiment l'idée que même si c'est en général un travail d'équipe, souvent la femme ingénieure est la seule femme dans l’équipe, ou bien elle est la seule dans son milieu familial ou privé à exercer ce métier-là. Donc, d'une certaine façon, elle devient la reine de cette spécialisation. On veut pousser ainsi la mise en lumière de ces compétences.

Ce milieu reste-t-il très machiste?

Chaque personne a un ressenti et un vécu différent. Moi je pense que dans les bureaux d’ingénieur, en tout cas, ça se passe en général assez bien et de façon assez respectueuse. Les barrières sont un peu les mêmes qu'on trouve dans d’autres milieux professionnels en général, au niveau de la maternité par exemple. Mais il arrive aussi que les interlocuteurs s'adressent plutôt au collègue masculin parce qu'ils ne réalisent pas qu'une femme puisse également être ingénieure. Il faut qu'il y ait plus de diplômées pour qu'on voie vraiment une différence, mais ça commence tranquillement à changer.

Quels ont été vos rôle modèles?

J’en ai eu très peu. Quand j'ai fait mes études à Polytechnique Montréal, il y a deux professeures femmes dont je peux me rappeler, qui m'ont marquée favorablement. Ensuite, dans mon premier travail dans le privé, il n'y avait pas vraiment de femmes ingénieures plus seniors. Et quand je suis arrivée à l'EPFL comme doctorante en 2011, il n'y avait que Katrin Beyer en génie civil. Il y a aussi eu Karen Scrivener qui m’a inspirée, mais elle travaille en matériaux, pas directement en génie civil. Ça ne veut pas dire que je n'avais pas des modèles masculins. J'ai quand même eu des personnes qui m'ont guidée, qui m'ont fait confiance, des professeurs ou des collègues masculins qui m'ont aidée à avancer, à progresser.


Auteur: Emmanuelle Marendaz Colle

Source: Environnement Naturel, Architectural et Construit | ENAC

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