«Oui, la langue est vectrice de sexisme et discrimination»

2021 EPFL / Alain Herzog - CC BY-SA 4.0

2021 EPFL / Alain Herzog - CC BY-SA 4.0

La direction de l’EPFL a adopté une série de principes en matière de langage inclusif, disponibles dès maintenant sur un site internet dédié. Une conférence le 7 octobre marquera le passage à ces nouvelles pratiques. Rencontre avec Natasha Stegmann, cheffe d’orchestre de ce vaste projet.

Hypersensible, solidaire, inclassable. En français, ces adjectifs sont épicènes et s’accordent donc indistinctement au féminin et au masculin. Ils collent bien également à Natasha Stegmann, celle par qui le langage inclusif fait son entrée à l’EPFL. Engagée par le Bureau de l’égalité des chances pour coordonner la mise en œuvre de cette révolution des mentalités, elle multiplie les actions depuis quelques mois : mettre en ligne les aides à la rédaction, organiser le lancement avec une conférence inaugurale, superviser la production de contenus vidéo, donner des ateliers à des groupes cibles, répondre aux questions lors de ses permanences hebdomadaires… Tout cela en plus d’une activité militante et bénévole débordante, motivée par un parcours hors norme qui l’a sensibilisée très tôt aux inégalités de genre, de classe et d’origine.

« Quand on pense à une scientifique, comment se fait-il qu’on cite toujours Marie Curie ? Qui peut nommer plus de cinq femmes peintresses ? Le message que je veux porter, c’est que non, le langage inclusif n’est pas celui des points médians, mais l’opportunité pour chacune et chacun d’entre nous d’être sensibles au fait que oui, la langue est vectrice de sexisme et discrimination », explique la chargée de projet.

Le langage inclusif est un outil qui permet de rétablir l’équilibre et d’être sensibilisées et sensibilisés à la place des femmes et aux injustices. C’est de plus un outil très accessible. Bien sûr, on peut penser que l’écriture n’est pas la priorité numéro 1, mais il faut bien commencer quelque part. Et surtout, il s’agit d’un effort gratuit, individuel, facile, et disponible depuis 30 ans !

Natasha Stegmann, chargée de projet au Bureau de l’égalité des chances

    Lors de la conférence en ligne du 7 octobre qu’elle a organisée, on ne la verra pas, toute occupée à gérer la logistique pour mettre en lumière le conférencier, son complice dans le combat inclusif, Dr. Pascal Gygax, psycholinguiste de l’Université de Fribourg, aux côtés de la vice-présidente de l’EPFL pour la transformation responsable, Prof. Gisou van der Goot. Mais c’est sa voix enjouée et musicale que l’on peut entendre sur le teaser de la conférence, qu’elle a imaginé et coordonné avec d’autres capsules dédiées au langage inclusif, publiées sur les pages internet de son projet.

    Natasha m’impressionne par sa faculté à jongler avec plusieurs dossiers en même temps, avec un professionnalisme hors du commun. Sa faculté à générer des idées innovantes permet de dépoussiérer ce qui se fait habituellement dans les institutions académiques.

    Dr. Pascal Gygax, psycholinguiste, Université de Fribourg

      Oxymore à elle seule

      Discrète et pourtant spectaculairement lookée, hyperactive et toujours souverainement calme, Natasha Stegmann est un oxymore à elle seule. Féministe du fond des tripes, elle s’amuse à afficher un style très « girly », cache ses tatouages mais les évoque volontiers, se décrit comme queer sans s’appesantir sur son orientation affective. Elle est aussi fondamentalement éco-responsable, antispéciste et végane, une exigence qui peut la mener parfois « jusqu’à l’inconfort », quand il n’y a rien pour elle au menu. « En hiver, faut aimer les pumpkins ! », déclare-t-elle dans un éclat de rire. De même, elle a renoncé aux voyages longue distance, étant opposée aux vols en avion et au tourisme, une forme de néocolonialisme selon elle. Par contre, le regard des autres ne l’empêchera pas de porter un sac Dior hérité de sa mère : c’est vintage, en phase avec son côté décalé.

      Avant #MeToo

      En dehors de son mandat à l’EPFL, elle est surtout présidente de l’association MILLE SEPT SANS, qu’elle a fondée en 2015. « Cocréée », précise-t-elle : « C’est un mot important, car un projet ne se crée pas tout seul, c’est le fruit d’un travail acharné de plusieurs personnes, au départ une dizaine de fondatrices », et qui rassemble aujourd’hui près d’une centaine de membres à Fribourg (d’où le jeu de mots sur le code postal 1700) et même au-delà. Le point de départ était de lutter contre le harcèlement de rue, dont elle a fait l’expérience de multiples fois, bien avant le phénomène #MeToo, quand elle travaillait dans des bars et rentrait tard pour financer ses études.

      En six ans, l’association a réussi plusieurs jolis coups, faisant entrer la question du harcèlement dans les débats du Grand Conseil fribourgeois. Une vingtaine d’établissements, de bars et de festival sont par exemple signataires de la Charte Aretha développée par l’association pour lutter contre le phénomène du harcèlement sexuel dans les lieux festifs. Plein d’autres projets ont vu le jour en parallèle – des ateliers de sensibilisation, des campagnes de prévention, des actions sur le thème du consentement – et d’autres sont en cours : bientôt un prix, etc. Elle n’arrête jamais, Natasha. Elle est aussi DJ à ses heures, et aura prochainement sa propre émission sur les ondes de TRNSTN RADIO.

      Construction plus que dénonciation

      « Je suis plus intéressée par la construction que par la dénonciation. Mon but est de proposer des solutions durables, ancrées, pour aller vers le changement. J’ai trouvé du concret par le biais de ces projets, et c’est la même chose avec le langage inclusif. Il y a certes la dimension scientifique que j’ai été amenée à creuser pour comprendre comment l’emploi du masculin générique influence le cerveau, mais ensuite j’ai développé ma propre réflexion. Dans ce type de débat, comme sur les questions antispécistes ou anticolonialistes, beaucoup de gens cherchent la petite bête, mais ces débats gaspillent beaucoup d’énergie. Je ne vais pas changer les autres et préfère agir à mon niveau », analyse la jeune femme de 32 ans avec philosophie.

      Feu intérieur

      Pour évoquer le féminisme, elle parle de « feu intérieur » : « J’ai la chance et la malchance d’avoir grandi avec une maman célibataire. Après le divorce de mes parents, nous avons connu la précarité. Ma mère travaillait dans l’import-export et était souvent au travail. Ça responsabilise, et cela m’a appris à quel point il est difficile pour une femme de tout mener de front. » Singapourienne d’origine chinoise, fortement imprégnée de taoïsme, la mère de Natasha lui a également transmis un héritage métissé, multiculturel et spirituel qui l’a rendue extrêmement sensible aux injustices et consciente des écueils qui attendent les personnes racisées.

      « J’ai eu conscience de tout cela très tôt, sans avoir besoin de lire des livres, contrairement à beaucoup de gens du milieu universitaire. Nous habitions au Schoenberg, une cité dite "sensible" de Fribourg. Il y avait des places de jeux pourries, de la rouille, des terrains de foot sans filet. Maintenant ça se gentrifie et les loyers montent… » Quand elle recroise d’anciennes personnes du quartier, elle les sait fières de la voir travailler à l’EPFL et promet de ne jamais oublier d’où elle vient.

      Chemin sinueux mais cohérent

      Car depuis l’époque où elle était à l’affut du parfum de sa mère envolée pour un nouveau jour de travail, où elle était confiée chaque été avec sa sœur à des hôtesses de l’air pour aller passer les vacances dans sa famille de Singapour, Natasha a tracé son propre chemin, sinueux mais cohérent. Il l’a emmenée sur les bancs de l’université de Neuchâtel, où elle a étudié l’ethnologie et la géographie humaine, pour finir par un master en sciences sociales, pilier migration et citoyenneté, avant de la voir stagiaire à l’OIT et l’OMS pour le compte de la Mission permanente de la Suisse auprès de l’ONU.

      Elle a également travaillé comme collaboratrice scientifique aux archives judiciaires de l’Etat de Fribourg sur le dossier des enfants placés – remuant pas mal d’histoires d’abus et de mauvais traitements, et a connu de nombreuses périodes de chômage entre petits jobs et remplacements divers : « Personne ne voulait m’engager ! »

      Révélation

      Son premier vrai contact avec l’écriture inclusive est venu d’un passage au Bureau de l’égalité de l’Université de Neuchâtel en 2018, lors d’un placement par le chômage. Un cadre bienveillant et une révélation : « Pour la première fois de ma vie, on m’écoutait… », livre avec émotion Natasha en évoquant celle qu’elle considère comme sa mentore, la déléguée à l’égalité Morgane Wüthrich. C’est là aussi qu’elle a eu ses premiers contacts avec Pascal Gygax, qui l’a soutenue dans la mise en place des ateliers aujourd’hui offerts à la communauté EPFL.

      « Pascal est sympathique et accessible, il a permis de populariser la thématique du langage inclusif en Suisse romande, et le fait que ce soit un homme qui défende cette cause augmente sa propagation », relève Natasha. Le fait qu’une femme comme elle soutienne ce combat à l’EPFL ne va en tout cas pas diminuer son impact, a-t-on envie de croire. Réponse à partir du 7 octobre.

      >> Voir la conférence


      Auteur: Emmanuelle Marendaz Colle

      Source: People

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