«Nous sommes tous biaisés, hommes et femmes confondus»

© Alain Herzog / EPFL

© Alain Herzog / EPFL

Dossier égalité (2/2) - Deux femmes occupent aujourd’hui le poste de doyenne à l’EPFL, sur cinq facultés et deux collèges. La Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit est menée par Marilyne Andersen, et Gisou van der Goot tient la barre de la Faculté des sciences de la vie.

Avant de rejoindre l’EPFL, Gisou van der Goot a étudié à Paris et à Heidelberg, elle a fondé son groupe de recherche à l’Université de Genève, est devenue professeur associé à la Faculté de médecine de l’UNIGE en 2001 et enfin professeur ordinaire à l’EPFL en 2006, où elle a cofondé l’Institut de santé globale. En 2014, elle a été nommée doyenne de la Faculté SV. Nous lui avons demandé comment elle vivait au quotidien sa condition de femme dans un monde dominé par les hommes.

L’égalité, la parité, le biais de genre, le stéréotype, que vous évoquent ces mots?

Les biais inconscients, il ne faut pas se sentir coupable d’en avoir. En revanche, il faut se sentir coupable de ne pas les chercher. On est forcément biaisé par ce qu’on a vécu, par notre environnement. Le cerveau est modelé par l’expérience. Nous sommes tous biaisés, hommes et femmes confondus. C’est important de le souligner, car lorsque l’on parle de biais inconscients, on a ce sentiment gênant que les femmes en veulent aux hommes. Il faut aussi apprendre à s’aider de façon bienveillante et constructive à détecter les biais inconscients.

Lors de vos premiers pas scientifiques ces mots existaient-ils?

Le biais de genre était un mot que l’on n’entendait pas lorsque j’ai commencé mes études. J’ai suivi, il y a quelques mois, le workshop de Marianne Schmid Mast (voir ci-dessous) sur ce thème. Alors que je connais le sujet, ce cours a eu un fort impact sur moi. Depuis le cours, j’ai l’impression de voir plus violemment les attitudes biaisées. Tout ce avec quoi nous «faisions avec» devient plus difficilement acceptable. Je vis ces situations plus fortement, alors que jusque-là j’étais tellement habituée que je ne laissais pas les remarques ou les attitudes m’émotionner. Ce serait quand même utile que les hommes se rendent compte qu’au quotidien une partie de notre énergie est dévouée à ça.

Comment cela se traduit-il au quotidien?

Je me souviens de remarques faites lorsque j’ai eu mon laboratoire. Le monsieur qui venait réparer l’évier avait lancé un «Forcément un labo avec des femmes…» Ou la fois où un nouveau professeur est entré dans le laboratoire et m’a demandé où était mon chef. Ce sont des choses qui arrivent tout le temps et on a tendance à ne plus faire attention. En y repensant rétroactivement, je me dis que ce n’est pas normal de se comporter comme cela.

Depuis que je suis doyenne, j’avoue vivre parfois des expériences étonnantes, comme le fait que l’on m’ait prise pour la secrétaire lors d’une réunion hors EPFL. J’étais la seule femme et dans ce genre de réunion qui rassemble un certain niveau de leadership, la probabilité que la seule femme présente soit celle qui prenne le PV est grande. Lors d’une réunion à Boston, on m’a demandé plusieurs fois: «So are you the dean of the life sciences?» et je me disais: «Mais pourquoi insiste-t-il autant?» La même question n’aurait certainement pas été posée, et surtout pas répétée, à un homme. Lorsque j’étais prof ou chercheuse, cela ne m’était jamais arrivé.

Les biais inconscients sont-ils présents chez les femmes?

Il y a des femmes qui ne peuvent pas travailler sous les ordres d’une autre femme. C’est long à détecter. Une fois, une étudiante a refusé de travailler dans mon labo en disant qu’elle ne pouvait pas travailler avec une femme. C’est aussi arrivé avec une secrétaire qui devait s’occuper de mon laboratoire, ça ne marchait pas et pourtant je m’entendais très bien avec elle. J’ai fini par comprendre que cette personne ne pouvait pas concevoir l’autorité autrement que masculine.

Je travaille très bien avec des femmes et n’adhère pas à l’idée qu’elles sont plus vaches entre elles. Même si beaucoup le pensent. Si je dois par exemple donner mon avis sur une candidature féminine dans une commission composée d’hommes, je dois faire très attention. Si je dis qu’elle est super, on m’accuse de défendre les femmes. Si je dis qu’elle n’est pas terrible, on me répond: «Les femmes sont vraiment dures entre elles.» On ne peut plus parler d’une autre femme de façon neutre.

Au début de certaines réunions, je dois mettre de l’énergie pour justifier que c’est normal que je sois là. On parle souvent du syndrome de l’imposteur. Il découle en grande partie du fait que l’entourage vous signale que vous n’êtes pas à votre place. De base, vous êtes l’anomalie, au jeu de l’intrus un enfant vous cocherait, car vous êtes la seule femme dans un groupe d’hommes.

Qu’aimeriez-vous voir changer?

Ce que j’aimerais voir changer?! Qu’il y ait plus de femmes pour qu’on n’ait plus besoin de discuter de ça. Que cela devienne normal. En Sciences de la vie, il y a 45 professeurs, dont 8 femmes. On est à 50/50 jusqu’au niveau de la thèse, et après ça chute. 30% des profs sont des hommes suisses. Il n’y a aucune Suissesse à ce poste. C’est parlant! Je pense que ce pourcentage est totalement lié à l’environnement. Si on est né en Suisse, on sait que c’est dur d’avoir des enfants tout en travaillant, c’est dur psychologiquement, financièrement, logistiquement. Quand on a été élevé dans cet environnement, il y a fort à parier qu’on hésite à se lancer, en sachant ce qui nous attend.

Et au-delà du travail?

Pour concilier ma vie de chercheuse, d’enseignante, de doyenne et la vie de famille, il faut savoir jongler. J’ai comme code de conduite de toujours donner la priorité à mes enfants. Car si je me disais: «Je ne m’occupe d’eux que quand je n’ai pas un truc urgent à faire au boulot», ils seraient morts et desséchés depuis longtemps.

Lire le dossier complet dans l'EPFL Magazine du mois d'avril 2018.

Comment ne pas se laisser influencer par les stéréotypes?

Marianne Schmid Mast est professeure ordinaire en comportement organisationnel à la HEC de l’Université de Lausanne, elle anime des séminaires sur les biais de genre implicites à l’UNIL et à l’EPFL.

Il y a trois points à retenir pour ne pas tomber dans le biais implicite:

  1. Se rendre compte que les biais existent, qu’ils sont en nous et peuvent nous influencer de manière implicite. Ce n’est pas parce que je suis féministe que je n’ai pas de biais. Cette prise de conscience nous rend attentifs.
  2. Avoir la volonté d’y remédier, et cela demande un véritable effort. Savoir quels sont les stéréotypes dans une société n’empêche pas d’être influencé. Certains stéréotypes ont une base de vérité et on peut mesurer des différences entre les femmes et les hommes. Dans l’affirmation de soi, il y a plus de confiance en soi en moyenne, si on prend une population d’hommes comparée à une population de femmes. Mais si un individu se tient en face de vous, il est impossible de savoir où il se positionne dans la distribution de la confiance. Est-ce une personne qui représente les femmes avec une moyenne de confiance en elle plus basse ? Ou est-ce une exception ? Il faut surmonter le stéréotype pour explorer l’individu.
  3. Avoir assez de ressources cognitives à disposition pour ne pas se laisser influencer par le stéréotype. On doit prendre du recul, le temps de la réflexion, de l’analyse. Une décision prise à la va-vite nous pousse à la facilité, celle de nous laisser porter par les stéréotypes.
    Lire l'interview de Marianne Schmid Mast