«Nous faisons preuve d'égoïsme face aux générations futures»

© 2023 EPFL

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Jean-Pierre Danthine, professeur honoraire de l’EPFL et économiste reconnu, invite à un changement radical pour faire face aux conséquences des enjeux climatiques. Son appel? Renforçons notre démocratie.

A l’heure de quitter son poste de professeur au sein du Collège du management de la technologie à l’EPFL pour accéder à l’honorariat, Jean-Pierre Danthine n’abandonne pas son cheval de bataille: éveiller les consciences sur la manière désastreuse dont nous gérons notre planète. «Nous vivons une situation d’urgence», dit-il d’une voix posée mais déterminée. «J’ai quatre petits-enfants et cela m’inquiète de voir à quel point nous ne sommes pas encore prêts à faire des sacrifices. A quel point nous faisons preuve d’égoïsme face aux générations futures», insiste-t-il. L’économiste appelle aujourd’hui à un changement de fond, qui doit conduire à un meilleur encadrement du marché libre qu’il a étudié et enseigné au cours d’une prestigieuse carrière académique.

D’origine belge et naturalisé Suisse, Jean-Pierre Danthine n’a pas choisi de suivre les traces de ses frères devenus médecins comme leur père. Si l’idée d’une carrière en politique l’a brièvement séduit – sa mère s’était engagée au service de son village natal après avoir élevé ses enfants – l’économie prendra rapidement le dessus. Une discipline dont il étudiera aux Etats-Unis les modèles d’un point de vue macroéconomique aux côtés de Robert Lucas, Prix Nobel pour ses découvertes dans le domaine en 1995. «Robert Lucas a véritablement révolutionné la macroéconomie et travailler à ses côtés a beaucoup influencé mes recherches sur le fonctionnement de l’économie et les forces et les limites du marché.»

Nommé professeur outre-Atlantique, il arrive à la faculté HEC de l’Université de Lausanne en 1979 pour enseigner la macroéconomie, puis la finance avant d’occuper les fonctions de vice-recteur. Mais Jean-Pierre Danthine a toujours cultivé une approche fédératrice à l’affût de toutes les bonnes opportunités pour réunir sous un même toit les savoirs afin de mieux les partager. On lui doit, par exemple, la création du centre FAME (International Center for Financial Asset Management and Engineering) en 1996 et 10 ans plus tard celle du Swiss Finance Institute.

Limites planétaires dépassées

C’est en 2009 que le concept des limites planétaires est thématisé par une équipe internationale de scientifiques. Il s’agit des seuils à ne pas dépasser pour éviter de mettre en péril l’écosystème de notre planète. Or nombreux de ces seuils sont déjà dans le rouge en matière de réchauffement climatique, de biodiversité ou encore d’usage de l’eau. «A cette époque, je n’avais pas encore connaissance de ce rapport, car j’allais entrer en fonction à la Banque nationale suisse», se souvient-il. En tant que vice-président de la BNS, toute son attention et son énergie se concentrent alors sur l’application et l’équilibre de la politique monétaire nationale fortement ébranlée par la crise financière internationale de 2008. Il impose le taux plancher face à l’Euro et gère une équipe de plus de 200 fonctionnaires dont il loue encore aujourd’hui «l’engagement incroyable dont ils ont fait preuve pour servir au mieux les intérêts du pays».

Soucieux des enjeux climatiques comme tout citoyen, l’économiste prend vraiment le temps de réfléchir aux conséquences des limites planétaires à sa retraite de la BNS en 2015. Pendant un an, il enseigne aux Etats-Unis et en Italie et étudie plus profondément la question sous l’angle économique. «J’étais déjà conscient de l’impact de l’homme sur la planète lorsque j’ai rédigé mon mémoire de fin d’études sur la manière de gérer au mieux la pollution maritime. Mais à l’époque, nous étions moins nombreux sur cette terre et moins riches. Tout a changé aujourd’hui». Et de préciser: «Le fondement d’une économie libérale, c’est le marché régulé par le prix qui rend possible une allocation des ressources décentralisée. Or les ressources que nous prenons à la planète n’appartiennent pas à une personne, mais à l’humanité entière. Donc le marché ne peut pas résoudre le problème puisqu’il n’y a pas de marché pour ces ressources». Sa solution? «Dans cette configuration, la décentralisation n’est pas possible. C’est un Etat fort, résistant aux pressions des intérêts privés, et mettant le bien commun au centre de son attention qui doit être aux commandes.»

Réfléchir à une économie résiliente

Face aux économistes et politiciens venus en nombre écouter sa leçon honoraire au Rolex Learning Center fin septembre, Jean-Pierre Danthine a démontré méthodiquement et avec une touche d’humour que le mariage entre le capitalisme et la planète pouvait être heureux comme le sien qui dure depuis plus de 50 ans avec son épouse. Mais pour y arriver, toutes et tous doivent changer de paradigme, car «Business as usual is not an option» (nous ne pouvons plus continuer à fonctionner ainsi), a-t-il souligné en anglais. C’est dans cette optique que ce fédérateur expérimenté s’est engagé à créer en 2018 Entreprise for Society Center (E4S), une entité réunissant l’EPFL, l’IMD et l’UNIL - HEC autour de l’ingénierie, la finance et la durabilité. «Outre sa vocation d’enseignement, E4S explore toutes les pistes pour favoriser la transition vers une économie résiliente, inclusive et respectant les limites planétaires», conclut-il.