Les gouttelettes jouent les fakirs sur du gel

Des chercheurs de l’EPFL ont réussi à faire couler du liquide sur une surface molle aussi vite que sur une surface dure, en en modifiant la texture.

Bienvenue dans le monde incroyable des solides mous. Ces gels en silicone présentent un peu la texture d’une panna cotta, en moins gouteux... Ils sont très prisés pour leurs propriétés biocompatibles, particulièrement en médecine, et pour leurs propriétés antiadhésives qui protègent notamment de la corrosion ou de la contamination bactérienne. Ces matériaux sont si mous qu’ils sont déformés (de manière réversible) sous l’effet des forces capillaires à la périphérie de gouttelettes liquides qu’on déposerait à leur surface. Toutefois, le mouvement des liquides sur ces gels est extrêmement lent : pour se déplacer, les gouttes doivent déformer dynamiquement leur substrat qui leur oppose une résistance du fait de ses propriétés viscoélastiques. Une goutte millimétrique déposée sur un gel orienté verticalement se déplace typiquement à une vitesse comprise entre quelques centaines de nanomètres par seconde et quelques dizaines de micromètres par seconde. Ainsi, pour parcourir un mètre il lui faut au minimum environ 3 heures ! Cet effet est appelé « freinage viscoélastique » et limite fortement l’utilisation de gels mous, par exemple dans le domaine industriel.

Martin Coux, lauréat du Piaget Scientific Award 2018. © DR

Or une équipe du Laboratoire EMSI de l’EPFL vient de montrer qu’il est possible de supprimer ce freinage en décorant la surface de ces solides mous de minuscules piliers. D’un point de vue fondamental, les scientifiques ont également pu observer pour la première fois le contact entre un liquide et un gel mou dans une géométrie complexe. Leurs travaux viennent d’être publiés dans la revue PNAS.

Une nouvelle géométrie

Pour y parvenir, les chercheurs de l’EPFL ont employé une technique bien connue dans le domaine du mouillage : texturer la surface du gel pour rendre ce dernier superhydrophobe. C’est-à-dire qu’ils ont couvert la surface du solide mou de piliers de 100 µm de haut et de large, créant ainsi une situation où le liquide repose uniquement sur le toit des textures, à la manière d’un fakir sur un tapis de clous. Voici ce qu’ils ont pu constater et mesurer grâce à l’utilisation d’un microscope confocal : une gouttelette de liquide déposée sur un substrat mou texturé déforme chaque pilier à son contact. Le volume de solide déformé sous la goutte est alors quasi aussi important qu’à la surface d’un gel plat – la goutte est en effet soutenue par une centaine de piliers. Malgré cette proximité d’échelles, le liquide dévale à la même vitesse que sur un solide texturé dur.

« Les textures « tuent » le freinage viscoélastique malgré un contact fluide-solide important », précise Martin Coux, co-auteur avec le professeur John Kolinski. « La géométrie particulière de chacun des contacts entre le fluide et le solide, en haut de chaque texture, permet au liquide d’adopter des conformations habituellement non accessibles sur des substrats mous, déclenchant des mouvements aussi rapides que sur des surfaces dures.» Et c’est grâce à la microscopie haute vitesse que les scientifiques de la Faculté des sciences et techniques de l’ingénieur ont pu observer et comprendre pour la première fois ce phénomène de physique fondamentale.

Insistons sur le fait que tout cela s’opère à l’échelle micrométrique (les déformations de solides mous au contact de gouttelettes ont une taille typique de 1 à 100 µm). « Au cours des 10 dernières années, les progrès réalisés dans les techniques de visualisation ont permis à la communauté scientifique d’observer les déformations entre les liquides et les solides mous, non seulement de manière statique (lorsque les gouttes sont au repos), mais également dynamique, lorsque les gouttes se déplacent sur les substrats», résume le chercheur. Un élément déterminant qui a boosté une petite communauté de physiciens spécialistes des fluides, accéléré la compréhension des interactions dites élasto-capillaires entre substrats mous et liquides et, finalement, contribué à ce résultat inédit.

Financement

Martin Coux a reçu en 2018 le Piaget Scientific Award qui a contribué à financer cette recherche.

Références

Surface textures suppress viscoelastic braking on soft substrates, Martin Coux, John M. Kolinski, PNAS December 22, 2020 117 (51) 32285-32292; first published December 4, 2020; https://doi.org/10.1073/pnas.2008683117.