L'île de Pâques: un objet d'étude pour les étudiants en architecture

Rano Raraku Moai quarrying site. © Tombesi, 2017

Rano Raraku Moai quarrying site. © Tombesi, 2017

Paolo Tombesi, professeur ordinaire en architecture, nous parle de “System Rapa Nui – Superstudio 2018”, la première édition d’un cours ambitieux étendu sur trois ans, visant à relever les défis environnementaux de l’île de Pâques.

Pourriez-vous décrire le projet?

Paolo Tombesi © EPFLPaolo Tombesi:

L’architecture est communément associée à des types spécifiques d’activités de conception, processus de réalisation et d’artefacts concrets et habitables. En tant que telle, elle est considérée comme une profession spécifique, distincte de l’ingénierie, l’urbanisme, la science des matériaux, la conception environnementale et le développement régional. Que se passerait-il si l’on interprétait le mot architecture différemment, comme un verbe, par exemple – architecter? Cela changerait-il la dimension conceptuelle de la discipline et la position de ceux qui la pratiquent?

C’est en partie pour répondre à ces questions que, depuis 2018, la section d’architecture de la Faculté de l’environnement naturel, architectural et construit (ENAC) a commencé à orienter Superstudio (projet de recherche de plus de 100 étudiants en dernière année), sur l’étude des défis environnementaux qui caractérisent Rapa Nui, l’île lointaine et légendaire en plein milieu du Pacifique, aussi connue comme île de Pâques, et demeure des sculptures moaï.

Pour sa subsistance, l’île de Pâques dépend de l’approvisionnement énergétique du continent sud-américain, à 2000 milles nautiques, où elle envoie ses déchets en colis conditionnés par avion et bateau. Des faits aussi sombres mettent en lumière la pression qu’exercent des facteurs tels que l’isolement, la petite taille et des ressources limitées sur la capacité de certains territoires à subvenir à leurs propres besoins. Malgré sa renommée internationale et le fait qu’elle soit inscrite au patrimoine mondial de l’humanité, Rapa Nui dépend administrativement du Chili, ce qui conditionne non seulement les opportunités de développement, mais aussi les caractéristiques de l’environnement bâti. Dans un paysage économique défini par la pénurie et le coût élevé engendré par l’éloignement, les constructions humaines présentent de nombreux défis – de l’occupation des terres à l’érosion et la pollution des sols, de la production et gestion des déchets à l’entretien des infrastructures, du choix des matériaux de construction aux choix typologiques. Quel type d’analyse devrait donc guider la conception des bâtiments de l’île? Quelles délibérations devraient définir l’architecture dans ce contexte ? Comment aborder et examiner les bâtiments?

En collaboration avec le gouvernement de l’île de Pâques et des universités chiliennes, Superstudio doit fournir une réponse en trois ans. La première année (2018) – ‘System Rapa Nui’ – est axé sur le développement de méthodes analytiques capables de considérer et intégrer les problèmes qui touchent non seulement la subsistance territoriale, mais aussi une communauté en plein essor à un niveau macroéconomique. La deuxième année (2019) – ‘Space Rapa Nui’ – portera principalement sur les choix technologiques qu’impliquent de telles visions, et l’organisation spatiale et modes d’habitation qu’elles favorisent. La troisième année (2020) – ‘Volume Rapa Nui’ – traduira les décisions technologiques en stratégies, programmes et structures prototypiques.

Pourquoi l’île de Pâques est un contexte approprié pour le travail des étudiants en architecture?

L’île de Pâques est un endroit idéal pour étudier dans le contexte des sciences environnementales, de la planification et de la technologie modernes. D’un côté, elle représente la vie dans une communauté sujette à la tension sociale et économique d’une société multi-ethnique, connectée, contemporaine et en voie de développement. D’un autre côté, elle doit être en mesure de gérer cette condition avec le fait d’être un minuscule bout de terre perdu au milieu d’un océan, qui est aussi un site classé patrimoine mondial et nécessite d’être conservé. Ce facteur met à rude épreuve l’équilibre environnemental entre croissance économique et progrès industriel, ainsi que la sauvegarde de l’identité associée au mythe de l’île et son habitat.

À travers l’éloignement et la pénurie, l’île de Pâques allie culture, énergie, sciences des matériaux, ingénierie, santé, agriculture, logement, déchets, pollution, recyclage, traditions, artisanat, et bien plus encore. La définition spatiale du territoire (l’isolement) facilite considérablement l’examen des relations dynamiques entre les éléments de cet écosystème complexe sur le plan conceptuel. Les étudiants ont l’opportunité de comprendre et de suivre des relations physiques qu’il serait impossible de détecter dans une unité géographique de plus grande taille et moins autonome.

Compte tenu de tous ces facteurs, l’île de Pâques, remet en question le sens de l’architecture: que peut-il lui arriver dans un monde caractérisé par un manque absolu d’autonomie de conception - où tout ce qui existe est apparemment fonction d’autre chose ? Quel serait alors le rôle et les outils des architectes ? Le travail de Superstudio suggère de détourner l’accent de l’analyse des objets vers la détermination/facilitation des rapports privilégiés basés sur l’interprétation de l’ensemble des données. En fin de compte, l’île de Pâques est beaucoup plus qu’un bel endroit exotique ; c’est un paradigme opérationnel pour le reste du monde.

Qu’est-ce que les étudiants y ont fait pendant leur voyage au mois de janvier 2019?

Dans la deuxième partie de Superstudio, au milieu du semestre d’hiver, les étudiants ont travaillé en groupes pour esquisser les modalités possibles d’une politique de développement régional pour toute l’île, qui vise à relier, tant socialement que physiquement, les problèmes qui affectent la subsistance du territoire à l’échelle macro.

L’idée n’était pas de laisser ce travail à un niveau spéculatif. Superstudio est un projet multidimensionnel sur plusieurs années, réalisé en collaboration avec des communautés partenaires au Chili et à l’île de Pâques ; les résultats de l’exercice doivent alors être partagés et discutés avec des acteurs réels du processus. À cet effet, nous avons sélectionné un groupe de 18 étudiants qui ont voyagé à l’île de Pâques pendant une semaine, pour poser, dans un forum avec des nombreux visiteurs, les visions articulées à Lausanne et recueillir les réactions des associations locales. Les résultats des discussions qui s’en sont ensuivies serviront de base aux travaux réalisé dans le cadre de Superstudio en 2019.

Les étudiants ont profité de cette visite pour rencontrer les habitants de l’île, des activistes et des opérateurs, faire l’expérience du lieu, comprendre le contexte, et ainsi vérifier la validité de leurs hypothèses initiales. Dans le processus, ils ont été confrontés aux Moai, attrapé des coups de soleil, appris à surfer, planté des ananas, visité des caves rituelles, fait du cheval, pêché à l’ancienne, examiné la préfabrication préindustrielle, mangé du ceviche, se sont fait de bons amis, et, last but not least, ils ont été les ambassadeurs de l’EPFL

Quelle est l’importance des compétences et de l’enseignement de l’ENAC pour la problématique rencontrée sur l’île de Pâques?

Selon mes réponses à vos questions précédentes, ce serait plutôt l’inverse – quelle est l’importance de la problématique étudiée sur l’île de Pâques pour la sensibilisation de nos étudiants, et la préparation à agir en tant que citoyens techniques du monde. Il ne fait aucun doute que l’île de Pâques procure les éléments pour une bonne gymnastique intellectuelle, où la nécessité d’une approche globale de la conception environnementale et du développement régional se manifeste avec autant de clarté. En l’absence d’un curriculum spécifique, nos étudiants ont été obligés de suivre une courbe d’apprentissage accéléré. Ceci a causé de l’exaltation, mais aussi de la frustration.

Il est aussi vrai que l’approche que l’on a choisie présuppose les bases scientifiques et multidimensionnelles déjà au cœur de l’ENAC, et de l’EPFL de façon plus générale. Ceci est important car il n’y a pas beaucoup d’autres institutions dans le monde capable de rassembler le vaste arsenal de connaissances nécessaires pour aborder les enjeux présents à l’île de Pâques. En d’autres termes, c’est précisément le problème que l’on a essayé de résoudre – la capacité de petites régions d’assurer leur subsistance en préparant et adoptant des économies circulaires adaptées à leur région, qui définit ‘structurellement’ et indépendamment du parcours de formation actuel de l’école, l’importance globale des institutions comme la nôtre quand il s’agit de lutter contre des cas de sous-développement et de déséquilibre environnemental. Si l’on accepte ceci non seulement comme un privilège, mais aussi comme une responsabilité, nous devons simplement travailler pour nous assurer que la préparation et l’état d’esprit de nos étudiants sont à la hauteur de notre enseignement. Je ne peux penser à un argument plus convaincant pour Superstudio.

Cette interview est parue en version courte le 13 avril 2019 dans la 24ème éditon d'EPFL Magazine.


Auteur: ENAC Communication / EPFL Magazine

Source: Architecture