«J'espère mieux saisir les ressorts de notre créativité»
Depuis le 1er août, Rudolf Mahrer, professeur de linguistique française et vice-doyen de la Faculté des lettres de l’Université de Lausanne, dirige le Programme d’enseignement en Sciences Humaines et Sociales (SHS) du Collège des Humanités de l’EPFL.
Pourquoi avez-vous souhaité devenir le nouveau directeur du programme SHS?
Trois raisons principales ont motivé ma candidature. D’abord je suis particulièrement sensible au fait que la durabilité va devenir une priorité du programme à partir de l’année 2024-2025. Cette thématique n’est pas nouvelle dans le programme, mais elle y devient vraiment centrale et cela me tient à cœur. En tant que linguiste, je n’ai pas beaucoup d’occasions «professionnelles» de contribuer à la réflexion et à l’action en faveur de l’environnement : il s’agit donc d’une chance exceptionnelle et inattendue pour moi.
C’est aussi l’occasion de faire des ponts entre les sciences du langage qui sont au cœur de mes enseignements et recherches, et les disciplines scientifiques et techniques enseignées à l’EPFL. Pour moi linguiste, le langage fait l’humain tel qu’il est, dans la singularité de son espèce. Or les langues, grâce auxquelles nous élaborons notre pensée et tissons des relations sociales, sont un phénomène en partie naturelle, en partie culturelle et en partie technologique. Le « langage » des abeilles, les « langages » informatiques et nos langues naturelles sont-ils de même nature ? A-t-on raison de confondre tout cela sous la catégorie de langage ? Sans parler du langage des mathématiques ou de la musique. Je crois que de telles questions sont importantes dans la formation des futurs ingénieurs et des défis qu’elles et ils ont à relever, et je crois aussi qu’il y a beaucoup à apprendre en croisant nos regards sur ce phénomène foncièrement hétérogène qu’est notre activité de production de discours.
Enfin, la troisième motivation est liée à la précédente : c’est l’interdisciplinarité du programme SHS, la formidable diversité des compétences qu’il réunit. Partons du langage qui est, vous l’avez compris, mon objet premier : il n’y a pas une vérité à son sujet. Il y a la compréhension qu’élaborent les psychologues, celle des sociologues, des neurologues, des linguistes, mais aussi les approches technologiques qui nous permettent d’appréhender comment les outils de l’écriture (du stylo à l’IA générative) transforment notre manière de produire des textes et ainsi de penser le monde et d’agir. Ce que je dis là du langage vaut pour tous les objets complexes (la nature, l’humain, l’art…) : ils nécessitent la grande coopération des chercheuses et chercheurs de tous horizons – et le programme SHS en présente une large palette !
Comment avez-vous atterri dans le domaine de la linguistique française ?
Par un chemin détourné. J’ai d’abord suivi le collège à St-Maurice en Valais où j’ai particulièrement apprécié les cours de philosophie. J’ai ensuite poursuivi mes études à l’Université de Lausanne dans l’idée d’enseigner la philo tout en m’intéressant également beaucoup à la langue française. C’est ainsi que j’ai découvert cette connexion entre la philosophie et le langage : j’étais très curieux de comprendre ce que le langage apportait à l’humain. À la fin de mes études, la Faculté des lettres cherchait un linguiste pour étudier les œuvres de Ramuz, dont les œuvres complètes étaient en cours de publication. Le sujet m’a immédiatement intéressé, notamment parce qu’on dit des écrits de Ramuz qu’ils représentent la langue parlée. J’ai ainsi consacré mon mémoire de Master à ce sujet. Ensuite, j’ai fait ma thèse de doctorat, entre l’Université de Lausanne et Paris 3, Sorbonne Nouvelle sur la question de la possibilité même de « faire passer » la parole à l’écrit. Ramuz m’a conduit ainsi à réfléchir à quelque chose d’assez abstrait : les relations entre l’écriture, qui est signes dans l’espace, et l’oralité, faite de sons successifs dans le temps.
Qu'attendez-vous le plus de la direction du programme SHS ?
Rencontrer les étudiantes et les étudiants, les alumni et les enseignantes et enseignants du programme pour identifier avec eux les compétences dont ont besoin les futurs ingénieurs pour prendre soin du monde dont nous dépendons – et qui aujourd’hui dépend de nous. Quand je dis prendre soin du «monde», je pense évidemment aussi bien à l’humain dans sa diversité et son patrimoine qu’au non-humain – animaux, végétaux, minéraux. Ce programme, qui existe depuis 20 ans, doit constamment évoluer et s’adapter aux nouvelles réalités et besoins des ingénieurs, ou plutôt aux besoins sociaux auxquels les ingénieurs doivent répondre. Je me réjouis de contribuer à ce développement.
J’ajouterais une autre attente, un autre espoir en arrivant au CDH : la seconde question centrale de mes recherches, c’est la créativité. Dans mes travaux de « génétique textuelle », j’essaie de mieux comprendre les « mécanismes » de l’élaboration des textes et les ressources de notre inventivité. À partir du texte, le questionnement génétique s’étend aux autres domaines culturels : la peinture, la musique, l’architecture, le cinéma, les jeux… En dirigeant le programme SHS, je rencontre tous les jours des collègues qui ont des compétences si variées que j’espère bien en tirer profit pour mieux saisir les ressorts de notre extraordinaire créativité. Et j’espère aussi pouvoir donner bientôt un cours de génétique textuelle dans le cadre du programme.
En voulant rendre le programme «utile» pour les ingénieurs, n’y a-t-il pas un risque de perdre l’aspect «inattendu» que l’on peut trouver dans certaines disciplines ?
C’est un point essentiel. Il faut répondre aux besoins actuels des ingénieurs tout en gardant une ouverture à des disciplines variées qui stimulent notre créativité. Nous devons naviguer entre des besoins sociétaux identifiés, comme la durabilité, l’alimentation, la communication ou l’intelligence artificielle, tout en jouant le rôle d’incubateur d’idées nouvelles.
Concrètement, dans le programme SHS, ça se traduit par ce qui apparaît à mes yeux – mais la réflexion ne fait que commencer pour moi – comme deux types de cours un peu distincts. Ceux qui abordent ces thématiques déjà identifiées comme des défis sociaux, à l’image bien sûr de la durabilité, et ceux qui apportent des compétences générales qui permettront d’inventer des questions et des réponses nouvelles et inattendues. Ces compétences, très schématiquement, ce sont l’esprit critique, la responsabilité, l’imagination et la culture. Elles sont travaillées, chaque fois différemment, dans les cours d’histoire de l’art – de tous les arts, de la littérature aux jeux vidéo ! –, d’histoire sociale, de philosophie, d’éthique, de psychologie, de sociologie, de management, de science politique…
En dehors de vos recherches, à quoi passez-vous votre temps ?
Avant d’être vice-doyen de la Faculté des lettres de l’UNIL, je courais environ 100 km par semaine. Aujourd’hui, je cours surtout entre l’UNIL et l’EPFL ! Mais je reste un accro au sport : j’essaie de suivre mon fils qui est cycliste, je vais courir avec ma fille et fais des exercices avec mon amie Alicia, ceinture noire d’un dangereux art martial coréen… Si je laisse passer deux jours sans faire de sport, je deviens insupportable.
J’aime aussi beaucoup cuisiner. Mon père était chef dans le premier restaurant gastronomique du canton du Jura et j’ai hérité de ce goût – malheureusement pas de son talent. J’adore marcher en forêt et en montagne, avec une fascination spéciale pour les oiseaux. Je chante avec un plaisir inversement proportionnel à mes capacités – et avec une prof de chant qui a vraiment mérité avec moi sa place au paradis.
J’adore jouer. À tout – et, en ce moment, à cause de Nicolas Donin, professeur de musicologie à Genève, et aussi du récent film Tetris, j’empile à nouveaux quelques briques à tout allure, entre la lecture de deux articles de linguistique. Bref, j’ai un peu de peine à rester sans rien faire, mais je ne désespère pas d’apprendre…