Des étudiants font l'actualité avec du journalisme de données

© iStock

© iStock

En collaboration avec des journalistes professionnels, des étudiantes et des étudiants de l’EPFL et de l’UNIL ont rédigé des articles basés sur des données concernant des questions sociales importantes – la famille et l’argent – en vue de leur publication dans la Tribune de Genève et d’autres médias de Tamedia.

Dans le cadre du cours de master, Critical Data Studies, les étudiantes et les étudiants ont eu l’occasion de travailler avec les journalistes de données Paul Ronga de Tamedia et Cécile Denayrouse de la Tribune de Genève, afin de rédiger des articles destinés à être publiés dans Le Matin Dimanche24 Heures et la Tribune de Genève. Publiés le 4 juillet et aujourd'hui, leurs articles traitent de questions urgentes ayant une grande importance: comment le Covid-19 a modifié les habitudes de consommation et l’empreinte carbone associée à la naissance d’un bébé. Sous la direction de Paul Ronga et de Cécile Denayrouse, la préparation de ces articles a permis aux étudiants d’explorer ce que signifie travailler avec des données sociales.

La sensibilisation du public est un objectif fondamental du cours Critical Data Studies. Son équipe d’enseignantes et enseignants interdisciplinaire comprend Christine Choirat du Swiss Data Science Center, Selim Krichane, cofondateur du GameLab UNIL-EPFL et coordinateur des cours TILT, Semion Siderenko, ingénieur en apprentissage machine qui a servi d’assistant technique et Charlotte Mazel-Cabasse, qui a une formation en sciences et technologies et dirige le dhcenter UNIL-EPFL. Ensemble, ils ont imaginé un modèle pédagogique qui mêle des perspectives analytiques issues de la science des données et des sciences sociales et humaines à un engagement actif qui dépasse le cadre de l’EPFL. Les étudiants ont passé le semestre de printemps de ce cours d’un an à réaliser un projet en groupe pour savoir comment les données sont utilisées dans différents contextes concrets, en concertation avec des partenaires extérieurs. Ces partenariats couvraient un large éventail de contextes institutionnels, des musées aux start-up. Ils portaient sur des thèmes divers, dont les réseaux ferroviaires, la propagande sur les réseaux sociaux et les violences familiales.

Deux groupes d’étudiants ont choisi de réaliser des projets sur le journalisme de données, sous la direction de Paul Ronga et de Cécile Denayrouse. Les deux groupes comprenaient une combinaison de différentes perspectives disciplinaires, dont un étudiant de l’UNIL en humanités digitales (il s’agit de l’un des nombreux cours TILT du programme d’enseignement en Sciences humaines et sociales de l’EPFL qui sont également ouverts aux étudiants de l’UNIL).

Le premier groupe – Ghali Chraibi, Manon Michel et Guillaume Parchet – a mis au point un calculateur permettant aux parents d’évaluer l’empreinte carbone de leur bébé. «Le but n’est pas de dire, "il ne faut pas avoir d’enfant, c’est mauvais pour l’environnement" mais plutôt de voir les choix qu’on peut faire pour réduire cet impact.» Plutôt que de présenter un seul modèle optimal de parentalité écologique, le groupe a proposé un outil qui permet d’évaluer l’impact écologique relatif de choix discrets, par exemple celui d’allaiter ou d’utiliser du lait artificiel. Ils ont également replacé les choix individuels dans un contexte social plus large, afin de reconnaître les facteurs susceptibles de limiter l’accès à certaines options à faible émission de carbone, comme les couches lavables.

Le second groupe – Axel Matthey, Axelle Piguet, Jan Briachetti et Matthias Zeller – a analysé comment le Covid-19 a changé notre façon de dépenser notre argent. Ils ont pu prendre comme base de référence une précédente enquête sur les habitudes de consommation menée avant la pandémie par la Tribune de Genève et plusieurs autres médias de Tamedia. Ils ont ensuite publié une nouvelle enquête au printemps dernier afin de recueillir un deuxième ensemble de données indiquant comment les tendances ont évolué au cours de l’année écoulée. Leur récent article présente une évaluation des résultats qui soulignent un changement d’attitude vis-à-vis de l’argent mais aussi d’autres changements de comportement tels que l’augmentation du tabagisme et de la consommation d’alcool.

Paul Ronga et Cécile Denayrouse ont guidé les deux groupes de projet dans le vaste monde du journalisme de données. Charlotte Mazel-Cabasse explique que l’idéal aurait été que les étudiants puissent s’immerger dans la salle de rédaction d’un journal pendant quelques jours afin de suivre de près les processus organisationnels et intellectuels qui sous-tendent le journalisme. À la place, «tout ce travail de compréhension d’un environnement, il s’est fait que par la traduction de Paul et Cécile». Leur tâche principale était d’aider les étudiants à comprendre les responsabilités des journalistes de données envers le grand public. Cécile Denayrouse explique que les étudiants ont dû apprendre à «séduire le lecteur et écrire pour être lu». Il s’agissait de faire un grand saut intellectuel par rapport aux écrits universitaires destinés à un public de spécialistes partageant les mêmes idées. Les étudiants «ont dû se mettre dans un tout autre état d’esprit».

Ils ont bien accueilli ce changement de rythme. Chraibi Chraibi et Axel Matthey soulignent l’intérêt de quitter l’«entre-soi académique» pour tenter de toucher un public plus large. Axelle Piguet convient que ce que le journalisme a offert «c’était une autre façon de voir les données…d’habitude quand on utilise les données, il y a vraiment une barrière entre les données et le public, alors que là…ce sont les données pour le public, ce sont les interprétations pour le public, pas pour les collègues».

Paul Ponga confie également: «C’est une relation qui est très enrichissante pour nous parce que c’est une autre approche. Quand on est journaliste on a des contraintes de temps très fortes en général. Là on est dans une autre temporalité. Et puis c’est aussi un autre regard». Les étudiants ayant préparé un seul article sur un semestre entier, ils ont pu approfondir leurs recherches de fond plus que ne le ferait normalement un journaliste, mais cela a aussi entraîné des écueils. Guillaume Parchet se souvient: «Dès que nous commencions à creuser quelque chose, nous pouvions aller très loin très rapidement... il y a beaucoup de facteurs, par exemple des considérations géographiques sur la provenance d’une couche, qui peuvent rapidement rendre notre analyse trop complexe». Ainsi, les étudiants ont dû apprendre à synthétiser un contexte à plusieurs niveaux pour un public général tout en restant fidèle aux données sous-jacentes. En bref, ils ont dû apprendre à pratiquer l’art du journalisme de données.

Les opportunités de mêler une formation technique à une expérience journalistique restent assez rares en Suisse, où il n’existe pas encore de formation généralisée pour les journalistes de données (même si Paul Ronga et Cécile Denayrouse proposent des ateliers). Paul Ronga fait remarquer que la plupart des spécialistes actuels du domaine ont improvisé leur propre formation «hybride» en journalisme et en programmation informatique, et ils forment «un métier de niche» dans le monde du journalisme suisse.

Cécile Denayrouse déplore que la connaissance des données ne soit pas plus répandue parmi les journalistes qui ne sont pas des spécialistes de ce domaine. De nombreux journalistes «peinent à sortir de leur zone de confort», ce qui signifie que les journalistes de données restent «en marge». Charlotte Mazel-Cabasse constate qu’il s’agit d’un problème plus vaste, que l’on retrouve dans d’autres domaines de la société: «Aujourd’hui on a effectivement un système où on a des gens qui font des données d’un côté et les gens qui n’en font pas de l’autre, et on peut imaginer qu’à l’avenir il va falloir qu’il y ait un peu plus d’hybridization… ce que font Paul et Cécile aujourd’hui pour ces étudiants-là, c’est de leur permettre de comprendre comment s’adresser à des gens qui ne viennent pas des données…Il y a un enjeu absolument fondamental là, de trouver comment on arrive à faire cette intersection entre les gens qui ont une culture des données et ceux que ne l’ont pas encore.»