«Dans la recherche, il faut avoir des projets fous»

«Nous cherchons des résultats. Le NeighborHub est un résultat. On peut le commercialiser et l’intégrer dans notre société.» ©Alain Herzog/EPFL

«Nous cherchons des résultats. Le NeighborHub est un résultat. On peut le commercialiser et l’intégrer dans notre société.» ©Alain Herzog/EPFL

Proche de ses dossiers, la cheffe du Département fédéral de l’environnement, des transports, de l’énergie et de la communication (DETEC) manque rarement une occasion de se rendre sur le terrain. Entre l’inauguration du NeighborHub à Fribourg fin avril et une visite sur le campus de Dorigny pour le Forum des 100 sur le thème de la mobilité, Doris Leuthard a reçu EPFL Magazine pour discuter transports, énergie et communication, des domaines phares de la recherche à l’EPFL.

Qu’est-ce qui vous a plu en visitant le NeighborHub?

Le projet m’a fascinée. On m’avait présenté le projet après la «célèbre» victoire de Denver et j’ai eu l’honneur de pouvoir le faire visiter au président de l’Allemagne, lors de sa visite en Suisse. D’une part, il montre que la complexité peut être résolue par une approche interdisciplinaire dans des domaines très concrets. Et que cette interdisciplinarité est un atout que la Suisse peut faire valoir. Des spécialistes de différentes disciplines ont collaboré avec succès dans des domaines aussi divers que l’énergie, le design, l’écologie, la mobilité et même l’alimentation. D’autre part, le projet illustre la plus-value d’une collaboration entre l’EPFL, l’Université de Fribourg et les HES. Chacun a apporté son expérience, contribuant à la réussite du projet.

En quoi, selon vous, ce type de projet contribue-t-il à faire progresser les domaines que gère votre département?

Chaque discipline possède non seulement des connaissances différentes, mais aussi des méthodologies distinctes. Ce genre de collaboration permet donc d’enrichir considérablement les discussions que les experts d’une discipline ont l’habitude d’avoir entre eux. En outre, nous cherchons des résultats concrets, et le NeighborHub en est un. On peut le commercialiser, on peut l’intégrer dans notre société. C’est ce type d’initiative qui contribue à faire bouger les choses.

Quel message donneriez-vous à cette génération d’étudiants?

Qu’ils doivent s’engager pour faire évoluer ces domaines! La société Easypark a publié un «Smart Cities Index», qui prend en compte différents critères tels que la mobilité, la durabilité, l’énergie, la qualité de vie ainsi que l’infrastructure digitale. Zurich se trouve au quatrième rang et Genève au neuvième. Selon ce classement, nous ne sommes donc pas les meilleurs. Ce classement nous montre ce que l’on peut encore améliorer en Suisse dans les domaines qui intéressent les jeunes d’aujourd’hui.

Dans quelle mesure la recherche des hautes écoles est-elle importante pour les politiques publiques?

Vous êtes nos perles! Vous réalisez un travail de très haute qualité, tant pour l’économie que pour le rayonnement de la Suisse. Lausanne et Zurich figurent au classement des meilleures universités d’Europe. Elles représentent les moteurs de l’innovation, à la pointe des derniers développements. Pour nous, il est très important de regarder et d’écouter ce qui se passe chez vous, de savoir quels projets d’envergure internationale s’y développent. Des projets comme le NeighborHub doivent pouvoir bénéficier d’une grande visibilité. Ils recèlent des innovations qu’il nous faut montrer et promouvoir auprès des PME et de la société en général. Les contacts avec les hautes écoles sont pour nous une source d’inspiration, une indication des directions à prendre, y compris en matière de financement.

Le transport, surtout aérien, et l’environnement ne font pas bon ménage. Or on se déplace de plus en plus. La route, le rail, l’avion? Où voyez-vous les priorités et comment répondre à ces besoins?

Il est très dangereux d’établir des priorités dans les modes de transport. Nous sommes multimodaux et allons le devenir encore davantage. Notre stratégie consiste donc à définir les possibilités d’investissement dans les différents modes et infrastructures en fonction des conséquences environnementales, de la consommation énergétique et du nombre de personnes transportées. Evidemment, quand il s’agit du transport de masse et en particulier les déplacements sur une longue distance, cela favorise le rail. L’avion, très bon marché, rapide et simple, est très prisé lorsqu’il s’agit de sortir de Suisse. Mais là, on ne peut pas faire grand-chose sinon s’interroger sur les prix: sont-ils corrects ou déconnectés du marché? Et il y a la problématique des émissions de CO2 et le statut du kérosène par rapport à l’essence.

La Suisse est en retard en matière de mobilité électrique par exemple par rapport à la Norvège. Quelles actions pourraient la favoriser?

Au niveau européen, la Suisse est bien placée. La Norvège est certes le pays qui réussit le mieux, mais en recourant beaucoup aux subventions. Ce que nous ne voulons pas. Les importateurs de voitures en Suisse se sont fixé un objectif conséquent de 10 % de véhicules électriques d’ici à 2020 (actuellement 0,4 % du parc, ndlr.). On peut certes faire plus, mais cela dépend de trois facteurs essentiels : l’autonomie des véhicules, leur prix – qui devient comparable à celui des voitures classiques – et l’infrastructure de recharge. Celle-ci se met en place, mais dépend des cantons, des communes et des entreprises. Sur les autoroutes, propriétés de la Confédération, l’Office fédéral des routes favorise le déploiement de telles stations de recharge sur les aires de repos.

Par ailleurs, les voitures électriques sont pour le moment libérées du paiement des taxes et autres impôts, à l’exception de la vignette. Or ces véhicules utilisent l’infrastructure et il est logique qu’à moyen terme leurs propriétaires contribuent aussi aux frais d’entretien. Mais on peut évidemment discuter du moment retenu pour la mise en place d’une taxe.

La conseillère fédérale lors d'une de ses visites à l'EPFL, en 2013. ©Alain Herzog/EPFL

Quel regard portez-vous sur les véhicules autonomes? Pensez-vous qu’ils pourront résoudre les questions de trafic, d’engorgement notamment?

Je ne sais pas s’ils font partie de la solution, mais il est certain que la technologie progresse à grands pas. Toutefois, ces véhicules ont besoin de l’infrastructure, donc ne modifient pas notre planification ni ne nous épargnent d’investir. En outre, la situation sera intéressante le jour où tous les véhicules seront autonomes. Entre-temps, tant qu’un mix persiste, cela n’apporte rien en matière de vitesse, de sécurité ou de flux de transport. Sans compter les questions juridiques et éthiques qu’il faudra résoudre.

Des étudiants de l’EPFL participeront cet été au concours Hyperloop. Croyez-vous dans cette technologie?

Pour moi, cela rentre dans la catégorie des projets visionnaires comme Solar Impulse. Ce sont des projets un peu fous, irréalistes même au départ. Il faut toutefois élargir la perspective. Ils permettent de lancer beaucoup d’autres projets plus petits et de trouver des solutions. Dans la recherche, à l’EPFL, il faut avoir une vision, un grain de folie. Si l’on ne poursuit que des projets dont on connaît l’issue, on se trompe. Il faut aller plus loin, imaginer l’impensable. En politique, c’est plus difficile, il faut être pragmatique…

Et quid de Cargo sous terrain?

Nous soutenons ce projet depuis le début. Il y a un intérêt certain à pouvoir diminuer le trafic marchandises sur les routes nationales, d’autant plus si le financement vient du privé. Le concept me semble réalisable à des coûts qui peuvent être assumés. La décision dépend maintenant des investisseurs qui doivent soumettre le projet au Conseil fédéral, car il faut une loi spéciale pour qu’il puisse devenir un jour réalité.

Le nucléaire tel qu’on le connaît appartient au passé. Mais la Suisse a encore cinq centrales en activité qu’il faudra démanteler. Physicien nucléaire n’est-il pas une formation d’avenir?

Les physiciens, ingénieurs et spécialistes nucléaires sont absolument nécessaires et le manque d’attractivité de cette profession est préoccupant. Si l’on compte qu’une centrale peut fonctionner 50 ans et nécessite 10 ans pour son démantèlement, cela nous mène jusqu’en 2045 dans le cas de Leibstadt. C’est déjà une longue carrière pour un jeune aujourd’hui. Il y a non seulement le démantèlement, mais aussi la recherche. Nous restons engagés dans le projet de fusion ITER, car on ne sait jamais : peut-être dans 10 ans assisterons-nous à une percée déterminante? Sans compter les applications dans le domaine de la santé.

Vous avez accumulé beaucoup de succès politiques en défendant vos dossiers. Lequel vous a le plus enthousiasmées?

Probablement celui de la stratégie énergétique 2050. C’était une période difficile après l’accident de Fukushima. Que fallait-il faire? Qu’est-ce qui était faisable? Est-ce que j’ose le faire? Travailler avec l’économie, les cantons, les villes ou avec l’EPFL et l’EPFZ pour répondre à ces questions a été passionnant. Les EPF ont fait un travail énorme pour nous soutenir, en matière d’efficacité énergétique, de renouvelables ou d’analyses économiques. Comme politicien, on est perdu devant les solutions techniques et j’ai pu m’appuyer sur ce réseau. Ce soutien a été fondamental. J’ai pu avancer en me disant : Si les experts me confirment que c’est techniquement faisable, j’ose le faire. Après est venu le travail politique: convaincre les partis politiques, le Parlement et finalement le peuple suisse.

Il y a une vie après le Conseil fédéral, y pensez-vous? Quels sont vos projets?

J’ai beaucoup de centres d’intérêt et de projets. Mais la première chose que je ferai après mon départ du Conseil fédéral est de prendre des vacances. J’ai promis à mon mari de faire un long voyage et d’admirer de plus près les beautés de cette planète.

Il risque de n’y avoir plus qu’une seule femme au Conseil fédéral après votre départ alors que vous étiez quatre en 2010. Cela vous préoccupe-t-il?

Oui, parce qu’en politique comme partout la représentation des femmes est insuffisante. Après ma vie de conseillère fédérale, je sais que je m’engagerai pour les femmes. Il est possible que le Conseil fédéral ne compte plus qu’une ou deux femmes durant un certain temps. Mais je pense que la pression est là, notamment sur le PLR et l’UDC, qui ont deux sièges. Les femmes sont là, mais il ne faut pas uniquement lorgner du côté du Parlement. Au sein des exécutifs cantonaux, iI y en a aussi beaucoup qui pourraient devenir conseillères fédérales. Au Parlement de les élire.

BIO express
1963
Naissance en Argovie
1991 Brevet d’avocat
2006 Elue conseillère fédérale
2010 et 2017 Présidente de la Confédération
2017 Acceptation de la stratégie énergétique 2050 en votation populaire.