CRISPR, au-delà de la génétique

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CRISPR-Cas9 est un outil qui permet l’édition du génome, à l’instar d’un traitement de texte, et grâce auquel on peut couper ou copier-coller du gène. Facile à utiliser, très efficace, rapide, il a révolutionné la génétique. Mais en modifiant des embryons humains, un scientifique chinois a ouvert la boîte de Pandore. Explication avec des chercheurs de l’EPFL (publié dans EPFL Magazine, Mars 2019).

Le 26 novembre 2018, le chercheur chinois He Jiankui, annonce avoir créé les premiers bébés génétiquement modifiés, des jumelles nées quelques semaines plus tôt. Dans la foulée d’une fécondation in vitro, le scientifique de la Southern University of Science and Technology de Shenzhen – aujourd’hui licencié – a désactivé un gène pour conférer aux futurs enfants une immunité au virus du SIDA. Dans la communauté scientifique, c’est le choc, l’indignation et la condamnation. En touchant au génome humain, He Jiankui a franchi la ligne rouge, commis un outrage à l’intégrité scientifique.

Parallèlement, cet événement a révélé au grand public l’existence d’un outil qui se cache derrière six lettres CRISPR – pour Clustered Regularly Interspaced Short Palindromic Repeats, soit Courtes répétitions palindromiques groupées et régulièrement espacées. Utilisé depuis une poignée d’années, il est déjà considéré comme une des plus importantes découvertes de l’histoire de la biotechnologie au même titre que les enzymes de restriction qui ont permis de couper et de manipuler l’ADN, la protéine fluorescente verte qui laisse voir l’expression des gènes et la réaction en chaîne par polymérase (PCR) qui permet d’amplifier une séquence ADN ou ARN. En résumé, CRISPR a fait passer les généticiens de la machine à écrire au traitement de texte.

Découverte tombée du ciel

Les scientifiques savaient déjà comment modifier le génome, mais avec CRISPR les choses sont beaucoup plus simples, plus rapides et plus efficaces. CRISPR fournit aux scientifiques des ciseaux génétiques avec lesquels ils peuvent couper ou copier-coller des gènes là où ils le désirent. Un peu tombée du ciel, cette technique vient de la microbiologie : elle est une des méthodes utilisées par les bactéries pour combattre les phages, ces virus qui tentent de coloniser leur génome. Lorsqu’une bactérie détecte la présence d’ADN viral, elle produit un ARN qui correspond à celui du virus envahisseur. Cet ARN va alors recruter une protéine appelée Cas9 et la guider vers la section du génome correspondant à l’ADN, que la protéine Cas9 va alors couper et expulser du génome de la bactérie.

Pour éditer une cellule eucaryote, de plante, d’insecte ou d’humain, le processus est similaire. L’ARN-guide, acoquiné à une protéine Cas9, va rechercher sa séquence cible dans l’ADN de la cellule, que sa partenaire coupera tel un ciseau moléculaire. La coupure entraînera une simple désactivation du gène, mais il est aussi possible d’embarquer dans Cas9 un autre morceau d’ADN pour remplacer celui qui a été coupé, si on veut par exemple réparer une mutation.

Des applications multiples

L’outil CRISPR-Cas9 est principalement utilisé dans trois cas. D’abord en recherche fondamentale pour créer des mutants, du vers au singe en passant par la drosophile ou la souris. « C’est l’approche la plus efficace. Elle marche très bien », confirme Bruno Lemaitre, spécialiste du système immunitaire qu’il étudie à l’aide de mouches drosophiles (voir page 8). « La technique CRISPR nous permet d’obtenir et d’étudier un grand nombre de mutations affectant des gènes de l’immunité. »

Deuxièmement, CRISPR-Cas9 est un formidable espoir thérapeutique pour soigner des maladies génétiques. Par exemple pour la thérapie génique des affections immunitaires congénitales dont souffrent les fameux « enfants-bulles », chez qui des cellules souches hématopoïétiques, cellules mères se trouvant dans la moelle osseuse, sont modifiées génétiquement pour reconstituer un système immunitaire compétent. « La thérapie génique avec des vecteurs viraux est aujourd’hui appliquée avec succès pour le traitement de certaines de ces affections, mais on peut imaginer que dans quelques années on utilisera CRISPR pour des maladies génétiques dans lesquelles les vecteurs viraux n’ont pas apporté satisfaction », avance Didier Trono, directeur de Laboratoire de virologie et génétique. Idem avec des cellules du cerveau par exemple pour des maladies comme parkinson.

On peut aussi modifier le génome directement au niveau des premières cellules de l’embryon, ce qui aura pour effet que la mutation sera transmissible à la génération suivante. C’est ce que He Jiankui a fait pour la première fois sur l’humain.

Enfin, il a des applications en agriculture et environnement. CRISPR-Cas9 facilite la modification génétique des plantes résistantes aux prédateurs ou capables de produire des matériaux. Des chercheurs de Stanford ont ainsi fait produire des opioïdes par des levures. Au plan environnemental, des chercheurs ont créé en laboratoire des moustiques résistants au paludisme, ouvrant la porte à un possible contrôle du parasite au niveau de l’insecte vecteur. D’autant plus que CRISPR-Cas9 permet le forçage génétique (gene drive), c’est-à-dire un système qui assure une transmission à 99,5% d’un gène à la génération suivante par reproduction sexuée. Une telle technique permettrait d’éliminer une espèce invasive comme certains mammifères en Australie ou Nouvelle-Zélande ou encore les moustiques.

A vie et au-delà

La technologie a bien sûr ses limites. « L’une d’elles est l’incertitude quant à la précision de l’outil. Il est facile de déterminer si l’on a ciblé le bon endroit, il est plus difficile de déterminer si l’on n’en a pas ciblé d’autres, résume Didier Trono. On parle d’off-target effect. Si l’on coupe à un endroit où l’on n’aurait pas dû, la cellule peut développer des propriétés inattendues, comme une dégénérescence cancéreuse. Ce qui pose problème dans un contexte thérapeutique. »

CRISPR pose aussi la question de modifications sur la lignée germinale, c’est-à-dire transmissible aux générations futures. « Une modification peut-être positive aujourd’hui, mais le sera-t-elle toujours dans 500 ans ? » rappelle Didier Trono. Pour Denis Duboule, professeur au Laboratoire de génomique du développement, ce n’est qu’une affaire d’outils : « Au lieu d’opérer avec un bistouri, CRISPR permet d’opérer avec un ciseau génétique dans l’œuf. C’est tout. Et tant mieux si la descendance peut être débarrassée d’un gène du type BRCA1 qui provoque des cancers du sein chez des femmes à 35 ans ! D’abord on traite et ensuite on s’occupe de dérives. Ça ne veut pas dire qu’il faut produire n’importe quoi. »

« Ces techniques ont des potentiels énormes qui nous semblent aujourd’hui de la science-fiction. Les mutations sont stables, c’est comme lorsqu’on réimprime un livre. Le problème, ce n’est pas de changer un mot dans le texte, mais de changer les bons mots. Aujourd’hui, on ne peut pas encore dire que c’est le bon mot, mais dans 20 ans on y arrivera », soutient Denis Duboule.

Transhumanisme ?

Le forçage génétique inquiète aussi. « On peut exercer un contrôle sur des espèces sauvages, par exemple pour lutter contre les insectes ravageurs et éviter l’usage de pesticides, estime Bruno Lemaitre. Mais cette domination de l’homme suscite des craintes même chez les chercheurs. » « Le danger est d’autant plus grand que la facilité d’utilisation de CRISPR accroît sa diffusion et des expériences pourraient même être réalisées par des étudiants de première année », estime Kenneth Oye, directeur du programme du Massachusetts Institute of Technology sur les technologies émergentes, invité à l’EPFL cette année. « Conséquence : les responsables de la biosécurité doivent s’inquiéter d’un possible usage néfaste de cette technique pas seulement chez une poignée d’institutions, mais chez de nombreux biologistes ‘amateurs’. Les mécanismes de régulation sont à revoir. »

Quant aux « délires transhumanistes », pour Denis Duboule cela n’a rien à voir avec CRISPR. « Il en sera question avec la synthèse de chromosomes humains. A ce moment-là, on pourra vraiment produire un génome transhumain. Mais pour l’instant, modifier le génome ne fait que changer la sauce d’un plat de pâtes. Cela reste des pâtes. » Et pour l’heure, rappelle Kenneth Oye, « il y a un consensus entre les scientifiques que les applications thérapeutiques sont appropriées, mais pas les modifications visant à améliorer l’humain. »

« Il faudra une certaine forme de réglementation, conclut Marie-Valentine Florin, directrice de l’International Risk Governance Center de l’EPFL. Mais il ne faut pas se faire d’illusion, si elle va contre la volonté des chercheurs ou du public, elle ne sera pas respectée. Les sondages montrent que les gens sont largement en faveur de l’édition des gènes pour prévenir la naissance d’enfants avec des maladies graves. Et il y a un énorme business derrière. Le risque principal vient des cliniques qui sont prêtes à le faire. »


Brillant ou stupide, He Jiankui a franchi une ligne rouge

Y aura-t-il un avant et un après « bébés CRISPR », de l’expression utilisée par la presse pour désigner les jumelles chinoises dont le génome a été modifié ? La communauté scientifique a désapprouvé dans son ensemble le geste du scientifique chinois, estimant qu’il a commis une faute en franchissant une ligne rouge. Mais est-il possible d’arrêter une révolution génétique, sociétale et économique en cours ?

« L’attitude de He Jiankui est incorrecte selon tous les standards institutionnels : les parents n'ont probablement pas donné leur consentement informé, les effets secondaires possibles graves n'ont pas été pris en compte, et il existe d'autres méthodes pour obtenir le résultat poursuivi. Le cas est clair, il a fait tout faux », résume Kenneth Oye, professeur invité par la faculté SV, directeur du programme du Massachusetts Institute of Technology sur les technologies émergentes. « Mais il y aura encore d'autres cas, peut-être plus sensibles, chargés de questions éthiques, médicales, environnementales et de biosécurité. »

« Déplorable mais irréfutable »

« C’était non seulement du banditisme, mais en plus la modification opérée ne fait pas de sens, déplore Didier Trono. Elle protège contre le VIH mais ces enfants n’étaient pas particulièrement exposés. En revanche, l’inactivation du gène CCR5 peut provoquer d’autres ennuis : les gens porteurs de cette mutation – environ 3% des Caucasiens – sont plus vulnérables à certaines autres infections virales. »

Une question de risque ? « Cette histoire montre qu’il y a des systèmes de valeurs dans lesquels certains risques sont acceptables, analyse Marie-Valentine Florin, directrice de l’International Risk Governance Center de l’EPFL. On voit clairement que l’acceptabilité du risque en Chine est supérieure à la nôtre. Dans ce pays, les porteurs du sida sont encore fortement discriminés. Des parents sont donc prêts à prendre un risque pour avoir un enfant dont on lui dit qu’il sera en bonne santé. »

Au-delà, Denis Duboule voit dans le geste du scientifique chinois un geste réfléchi qui se solde par une bascule géographique : « Cela sonne le glas de l’empire anglo-saxon en matière de recherche fondamentale. Certes, He Jiankui a tort. Mais il l’a fait dans les règles de l’art d’un point de vue technique et de manière très intelligente : il a utilisé un gène qui était normal sur les deux chromosomes et l’a cassé. S’il avait touché à une mutation, telle que BRCA1, il n’aurait pas pu prouver que la mutation était présente dans le génome qu’il a modifié. Mais là, on sait que ce qu’il a fait est uniquement dû à CRISPR. C’est déplorable mais irréfutable. Il restera le premier à l’avoir fait. »

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Une révolution dans le quotidien des chercheurs de l’EPFL

Des mutants à profusion

Dans son laboratoire de la faculté SV, Bruno Lemaitre étudie le système immunitaire à l’aide de mouches drosophiles. «Nous effectuons des mutations sur les gènes de drosophiles pour étudier leur rôle dans le système immunitaire. Pour connaître la fonction d’un gène, l’approche génétique consiste à le muter en le supprimant et regarder ce qu’il se passe.» Et avec CRISPR, muter un gène est devenu quasi un jeu d’enfant. Dans son laboratoire, il élève une centaine de lignées de mouches générées par CRISPR portant une mutation dans un gène donné et en produit une dizaine chaque année.

«Ce qui était impossible avant le devient, comme de muter un très grand nombre de gènes ou faire des doubles ou des triples mutants», explique le professeur. Grâce à cela, le laboratoire de Bruno Lemaitre a par exemple annoncé, fin février, une avancée majeure dans la compréhension de la première ligne de défense de notre système immunitaire, appelée «l’immunité innée». Il était jusqu’alors impossible de comprendre clairement le rôle des peptides antimicrobiens (PAM), de petites protéines produites par les animaux ayant des propriétés antibiotiques. L’existence de nombreux gènes codant ces peptides antimicrobiens empêcherait jusqu’à aujourd’hui leur étude.

Les chercheurs ont donc utilisé CRISPR pour détruire pas moins de 14 gènes différents codant des peptides antimicrobiens chez la mouche drosophile. En en supprimant un, plusieurs voire la totalité des 14 gènes, les scientifiques sont parvenus à déterminer leur rôle dans la défense contre les infections. Certains peptides antimicrobiens se sont avérés ultraspécifiques dans leur action, ciblant un pathogène particulier, ce qui était inattendu.

Manipuler l’expression du génome

Didier Trono, directeur du Laboratoire de virologie et génétique, travaille au niveau du génome des cellules. Pour lui, CRISPR fait partie de l’arsenal des outils génomiques puissants et élégants à disposition des chercheurs. « Nous l’utilisons comme un Stabiloboss plutôt que comme des ciseaux, précise le professeur. Il nous permet de cibler des régions du génome soit pour les activer soit pour les réprimer. En d’autres termes, on demande au système CRISPR de se percher sur des bouts d’ADN et, en le fusionnant avec d’autres protéines, il nous permet d’activer ou de réprimer la région sous-jacente. On arrive ainsi à manipuler l’expression du génome de manière chirurgicale, sans scalpel, avec des dérivatifs du système CRISPR. »

« C’est un exercice plus subtil que le couper-coller que certaines cellules n’apprécient d’ailleurs pas du tout. Si l’on essaie par exemple d’utiliser comme cible des cellules-souches embryonnaires humaines, elles réagissent à une coupure Cas9 avec une cascade d’événements entraînant leur mort. »

« Un vrai changement épistémologique »

Depuis plus de 30 ans, Denis Duboule travaille sur le génome de souris pour comprendre les mécanismes fondamentaux de l’évolution des mammifères. L’arrivée de CRISPR a été pour lui une révolution. Son Laboratoire de génomique du développement travaille notamment sur les mutations en voisinage, c’est-à-dire très proches sur un même chromosome. Dans ce cas-là, les mutations se transmettent avec beaucoup plus de probabilité d’une génération à l’autre. « Là, CRISPR est extraordinaire. Nous avons développé une méthode par électroporation, ce qui ne nécessite même plus de faire des injections. En outre, on agit sur des fertilisations in vitro, donc il faut moins de croisement de souris. Nous n’avons même plus besoin de faire des lignées de souris, tant la fréquence de la mutation est élevée – 50%. »

Toutefois, ajoute le professeur, « il y a très peu de choses que l’on peut faire aujourd’hui avec CRISPR que l’on ne pouvait pas faire avant. » Mais cette petite avancée technologique conduit à un grand changement épistémologique, c’est-à-dire des règles et des principes de la recherche. » Le fait de ne plus avoir de limite – de temps, de coûts, d’efficacité – fait que le design de l’expérience a changé. « On ne planifie plus l’expérience sur sa faisabilité mais sur l’intérêt scientifique. Avant on faisait ce qu’on pouvait faire, maintenant on se pose la question de de la façon dont on devrait le faire. »

Autre chamboulement : la confidentialité. « Avant, dans un colloque on pouvait parler de résultats non publiés car on savait qu’il fallait aux confrères deux ans pour faire la même chose. Aujourd’hui on est plus prudent. Car quand il fallait deux ans pour publier des résultats, il faut trois mois aujourd’hui. »

La science progresse pour autant plus rapidement ? « Pas vraiment, car si aujourd’hui on fait en deux mois ce qui en prenait 12, la question du budget demeure. Moins coûteuse, cette nouvelle technologie l’est quand même. Cela nous oblige à bien préparer en amont notre expérience. Mais cela va changer : d’ici quelques années, cela ne coûtera presque plus rien. »

Une âpre bataille de brevets

Le premier article, paru dans Science sur l’utilisation de CRISPR-Cas9 remonte à 2012. Il est signé de Jennifer Anne Doudna de Berkeley (Université de Californie) et d’Emmanuelle Charpentier - doctorat honoris causa de l’EPFL 2016. Six mois plus tard, Feng Zhang, du Broad Institute du MIT, publie un article sur l’utilisation de CRISPR-Cas9 dans des cellules eucaryotes.

Les deux équipes font une demande de brevet. En avril 2014, Feng Zhang se voit accorder la primeur par l’Office américain des brevets, car il a fait usage d’une procédure accélérée. La justice américaine est saisie par les deux chercheuses.

En septembre 2018, la cour d’appel des Etats-Unis confirme la décision de l’Office des brevets. Toutefois, le 8 février l’Office américain annonce qu’il va délivrer un brevet à l’Université de Californie.

L’enjeu est d’abord financier : si la communauté scientifique bénéficie de l’utilisation gratuite de la technique, une utilisation commerciale oblige à payer des royalties aux détenteurs du brevet. Il est également une question de prestige : CRISPR pourrait bien valoir un Prix Nobel.