Comment les architectes américains ont réinventé la "pierre liquide"

Les Society Hill Towers de Philadelphie, conçues par l'architecte américain Ieoh Ming Pei et inaugurés en 1964 © Wikimedia Commons

Les Society Hill Towers de Philadelphie, conçues par l'architecte américain Ieoh Ming Pei et inaugurés en 1964 © Wikimedia Commons

Dans une fresque en trois volumes, l’historien de l’architecture et professeur à l’EPFL Roberto Gargiani présente l’évolution des usages du béton aux États-Unis de 1940 à 1970. En analysant le travail des plus grands architectes de l’époque, il retrace les principales inventions d’une période qui a vu ce matériau révolutionner les techniques de conception et de construction.

Difficile de faire tenir dans un seul livre l’un des principaux pans de l’histoire de l’architecture américaine. Roberto Gargiani en a donc écrit trois. « Une nouvelle ère du béton architectural américain : de Wright à SOM », paru le 18 novembre aux presse EPFL, est un ouvrage « gros comme l’Amérique », s’amuse l’auteur. Sur plus de 900 pages, l’historien de l’architecture, professeur à l’EPFL où il dirige le Laboratoire de théorie et d’histoire de l'architecture 3, s’emploie à décrire la production architecturale américaine en béton armé, de la maison au gratte-ciel, de 1940 à 1970.

A cette époque, l’enthousiasme des grandes constructions en acier diminue aux États-Unis avec la crise économique, et l’intérêt va croissant pour l’utilisation du béton. Alors que l’Europe et le Japon se reconstruisent, ce matériau qui présente la caractéristique de pouvoir être manipulé de multiples façons, connait une véritable renaissance. 

« Le sujet, c'est la matière »

Roberto Gargiani fait du béton le protagoniste principal de son œuvre, conçue comme un vaste panorama à l’échelle de l’immensité du territoire américain. Une « découverte archéologique », par strates, d’un esprit de conception où évoluent les architectes, ingénieurs et bureaux d’études de l’époque. « Le sujet, c’est la matière, comment elle a évolué, mais aussi les structures qu’elle a rendues possible, la finition, les ornements », explique l’auteur.

Dès 1940, les grands architectes tels le précurseur Frank Lloyd Wright, Louis Kahn, Paul Rudolf ou Ieoh Ming Pei, et les grands bureaux comme SOM (Skidmore, Owings and Merrill, l’une des plus prestigieuses sociétés d'architecture du monde) s’attellent à réinventer cette « pierre liquide ». « Après la seconde guerre mondiale, ils commencent à se demander quelle est la nature de ce matériau, quelles sont ses potentialités structurelles et expressives. Le béton devient lui-même, avec un visage multiple. » La mentalité qui veut de lui qu’il représente la pierre le plus fidèlement possible s’estompe.

Le musée Solomon R Guggenheim de New York, dessiné par Frank Lloyd Wright et inauguré en 1959 © Istock

Le résultat, ce sont des bâtiments au caractère très spécial, lisse, soigné. Le but est d’atteindre la perfection de l‘acier qui sort de l’usine, à l’opposé des constructions plus « brutes », caractéristiques des bâtiments conçus par le franco-suisse Le Corbusier. « Les Américains ne peuvent pas accepter ce degré de brutalité de la matière. Ils la travaillent beaucoup, inventent des produits pour que, sur le visage du béton, se dépose toute une granulométrie sophistiquée, et qu’elle reste en place au décoffrage, décrit l’auteur. C’est une culture qui n’accepte pas les défauts. »

La précontrainte, symbole du capitalisme américain

De cette époque où le flot de brevets et inventions semblait intarissables, Roberto Gargiani extrait l’une des principales innovations techniques de l’époque, la précontrainte. Importée d’Europe et adaptée de l’autre côté de l’Atlantique, cette méthode consiste à introduire dans le béton armé, avant sa mise en service, des tensions opposées à celles qu'il devra subir. Le métal réagit dès le début à la traction, et le béton réagit à la compression, ce qui permet de construire des poutres de dimensions et solidité encore jamais imaginées. 

« La précontrainte représente au mieux la force du capitalisme américain. Encore aujourd’hui, quand on entre dans certains bâtiments de grandes entreprises américaines construits avec cette technique, on rentre dans le ventre de la puissance, on voit que ce n’est pas une civilisation comme la nôtre. C’est une autre échelle, tout est grand », raconte, rêveur, le professeur d’architecture. 

Après les années 70, les architectes américains se détachent de la recherche d’une « possibilité du matériau », alors qu’émerge le postmodernisme. « C’est la fin d’une trajectoire, mais le béton prend une autre dimension. Il redevient une pierre artificielle, dans la recherche de l’image. »

Références

A new era of american architectural concrete: from Wright to Som”. Roberto Gargiani, EPFL Press, novembre 2020. Existe uniquement en anglais. CHF 330.