Pourquoi ils avalent des kilomètres matin et soir pour le boulot
Qu’est-ce qui motive les employés à passer des heures dans les transports pour aller travailler? Un livre rédigé par des sociologues de l’EPFL analyse l’évolution du phénomène, sa structure et ses conséquences sociales.
Il y a le côté glamour de l’artiste qui «passe la moitié de sa vie en l’air, entre New York et Singapour». Et puis, il y a la réalité de celles et ceux qui transitent deux heures par jour dans un train, un bus ou une voiture. Les sociologues les appellent les «grands mobiles», qu’ils aient choisi ou non d’avaler les kilomètres, que cela leur apporte ou non gros salaire ou réussite professionnelle. Des chercheurs du Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL ont analysé l’évolution de ce phénomène dans quatre pays européens, la Suisse, la France, l’Allemagne et l’Espagne, au cours des dix dernières années. Leur travail paraît aujourd’hui sous forme de livre*. Il révèle que les difficultés économiques poussent davantage les gens vers la grande mobilité.
Par grand mobile, on entend une personne qui passe plus de deux heures par jour dans les transports ou au minimum 60 nuits par an hors du domicile. L’ouvrage est basé sur deux études, menées en 2007 et 2011, auprès de quelque 7000 actifs âgés de 25 à 54 ans. Les données récoltées permettent de construire une biographie des personnes sur la base de leurs parcours résidentiel, professionnel, familial et vis-à-vis de leurs pratiques de mobilité au long de leur vie. En interrogeant en partie les mêmes personnes en 2011 et en 2007, les chercheurs ont pu mesurer des évolutions fines dans les pratiques et les discours et estimer les effets de la crise économique de 2008.
Une issue au chômage
Premier constat: la grande mobilité pour motif professionnel est loin d’être anecdotique. Entre 11 et 15% des 25-54 ans actifs sont des grands mobiles. L’Allemagne et la Suisse présentent les taux les plus élevés, en croissance entre 2007 et 2011. «Dans ces pays, la grande mobilité correspond le plus souvent à un choix, précise Vincent Kaufmann, directeur du LASUR. Il est facilité par le fait que le système de transport très performant favorise d’autant les déplacements longs.»
En revanche, en Espagne, et dans une moindre mesure en France, les longs temps de déplacement sont davantage subis et parfois la seule issue pour sortir du chômage. La crise de 2008 a laissé des traces. En Espagne, le nombre de pendulaires de longue durée a chuté tandis que celui des absents du domicile a doublé. En 2011, un grand mobile sur deux l’est devenu pour échapper au chômage, contre 28% en France, 22% en Allemagne et 13% en Suisse.
Outre les comparaisons nationales et sur la durée, le livre dresse des typologies de grands mobiles qui défient souvent les clichés. Ainsi, le plus souvent ils ne sont pas des personnes à haut revenu et à niveau de formation élevé. A terme, la réussite professionnelle n’est pas forcément au rendez-vous. C’est en général un tremplin en Suisse et pour les femmes en France, mais davantage un signe de précarité en Espagne. Plus intimement, le livre aborde le rapport des personnes à la grande mobilité dans le temps long de leur histoire de vie. Pourquoi devient-on mobile? Est-ce une contrainte, un choix, une nécessité? Comment perçoit-on sa situation? Qu’espérer en retirer?
A l’heure de la facture, quel est le prix social de la grande mobilité? En deux mots: instabilité conjugale et plus faible fécondité. Parmi les femmes sondées qui n’ont jamais connu d’épisode de grande mobilité, 10% n’ont pas eu d’enfant au moment de l’entretien. Elles sont 18% parmi celles ayant connu une mobilité longue, 22% parmi les pendulaires de longue durée et 23% parmi celles qui ont vécu la grande mobilité en début de carrière. S’ajoutent le stress, la fatigue et un «taux de burn-out supérieur, précise le sociologue. L’épuisement professionnel entraîne d’ailleurs fréquemment une remise en question qui mène à la sortie de la grande mobilité.»
«Grandes mobilités liées au travail, perspective européenne», par Emmanuel Ravalet, Stéphanie Vincent-Geslin, Vincent Kaufmann, Gil Viry, Yann Dubois, éditions Economica, octobre 2015.