La matière noire biologique mise en lumière

© Unil 2014

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Des biologistes découvrent, chez différentes espèces allant de l’homme à la grenouille, le fonctionnement d’un type de gènes encore méconnu. Conservés au fil de l'évolution, certains joueraient un rôle important dans le développement embryonnaire. L’étude a été menée à l’Université de Lausanne (UNIL), en collaboration avec l’EPFL et l’Institut suisse de bioinformatique (ISB-SIB). Elle paraît aujourd’hui dans Nature.

Les gènes «standards» fabriquent des protéines essentielles au fonctionnement des cellules. Le cas des longs ARN non-codants est plus mystérieux. Nous savons depuis quatre ou cinq ans qu’il y a, dans le génome de l’homme et de la souris, des milliers de ces gènes encore très mal connus, dont la particularité est de ne pas produire de protéines. Comment et dans quels organes sont-ils activés ? Cette «matière noire» biologique est-elle un simple bruit de fond ou a-t-elle une utilité?

Une équipe, dirigée au Centre Intégratif de Génomique (CIG) de l’Université de Lausanne (UNIL) par le professeur Henrik Kaessmann, a dressé un véritable catalogue de ces longs ARNs non-codants chez onze espèces animales. En adoptant une analyse évolutive, elle a mis en particulier au jour la présence d’environ 2’500 gènes de longs ARNs non-codants particulièrement intéressants du point de vue fonctionnel, et aussi très anciens - c’est-à-dire apparus chez l’ancêtre de la plupart des mammifères placentaires, il y a au moins 90 millions d’années.

Premier auteur de l’article qui paraît le 20 janvier 2014 dans Nature, Anamaria Necsulea, collaboratrice scientifique au Laboratoire de génomique développementale de l’EPFL, a élargi le champ d’investigation de ces longs ARN non-codants à six espèces de primates (de l’homme au macaque, en passant par le chimpanzé, le bonobo, le gorille et l’orang-outan), aux souris, à l’opossum (un mammifère dit marsupial), à l’ornithorynque (un mammifère monotrème, qui pond des œufs mais nourrit ses petits avec du lait), sans oublier un «groupe externe» composé d’un oiseau (le poulet) et d’un amphibien (la grenouille).

Des gènes retenus par l’évolution

«L’ancêtre commun à tous ces tétrapodes remonte à plus de 350 millions d’années», rappelle la biologiste. Pour identifier les longs ARN non-codants dans plusieurs organes majeurs des onze espèces considérées, elle a utilisé la plateforme génomique du CIG ainsi que le centre de calcul Vital-IT de l’Institut Suisse de Bioinformatique (ISB–SIB). «Avec la bioinformatique, nous avons découvert des séquences d’ARN produites par des endroits du génome ne comprenant aucun gène connu, explique-t-elle. Nous avons analysé ces gènes pour savoir s’ils codent ou non pour des protéines et répertorié ainsi entre 3’000 et 15’000 gènes non-codants, selon les espèces».

Dans un deuxième temps, une comparaison entre les différentes espèces a permis de situer l’apparition de ces gènes dans l’histoire de l’évolution. Si 11’000 longs ARNs non-codants sont partagés par tous les primates, 2’500 remontent à l’ancêtre commun de l’homme et de la souris, voici 90 millions d’années, et seule une centaine provient de l’ancêtre commun aux onze espèces considérées, y compris les oiseaux et les amphibiens. «Nous avons également découvert qu’une grande proportion des 2’500 gènes les plus anciens, conservés chez les mammifères placentaires, pourrait fonctionner spécifiquement dans le développement embryonnaire.»

Nouveaux réseaux d'interactions

Une troisième étape de la recherche a pu mettre en lumière un réseau d’interactions (de type co-expression, c’est à dire activation dans les mêmes organes ou types cellulaires) impliquant aussi bien les gènes de longs ARNs non-codants ou les gènes codants pour des protéines. Certains gènes non-codants sont par exemple fortement associés à des gènes codants impliqués dans le fonctionnement du cerveau, ou dans la spermatogénèse, ce qui suggère des fonctions similaires pour ces gènes d’ARNs non-codants.

Une association impliquant, chez les mammifères placentaires, le gène H19 (le premier long ARN non-codant identifié voici de nombreuses années) a permis de mettre au jour le gène H19X qui lui est associé: «Le H19 empêche le placenta de se développer exagérément dans l’utérus de la mère, souligne Anamaria Necsulea. On peut supposer que notre H19X contribue également à cette fonction.»

Parmi les sous-catégories de gènes produisant de l’ARN, ces très nombreux ARN longs, méconnus et faiblement exprimés chez l’homme et la souris, sont-ils plus utiles qu’il n’y paraît ? En les répertoriant chez onze espèces différentes, cette nouvelle étude d’une envergure inédite suggère que cette sorte de «matière noire» de nos organismes continue à agir au fil du temps sur le développement et le fonctionnement des cellules et tissus les plus vitaux. De futures études expérimentales permettront de clarifier le rôle de ces gènes qui livrent ici leurs premiers secrets.


Auteur: UNIL/Mediacom

Source: EPFL