La durabilité, une « matière première » pour l'architecte !

© 2015 EPFL – Alain Herzog

© 2015 EPFL – Alain Herzog

Loin d’être un frein à la créativité architecturale, les contraintes liées à la durabilité peuvent, au contraire, la stimuler. Cela devient particulièrement évident si celles-ci sont considérées dès la naissance du projet. L’architecte Emmanuel Rey, directeur du Laboratoire d’architecture et technologies durables (LAST) et associé du bureau Bauart à Berne, Neuchâtel et Zurich, a montré lors d’une conférence au Centre Culturel Suisse à Paris comment les enjeux liés à la recherche de durabilité ont façonné sa production architecturale. Son livre intitulé « Du territoire au détail » et récemment publié aux éditions Quart reprend les notions développées à cette occasion.

Nous avons rencontré Emmanuel Rey pour qu’il nous explique comment cette nouvelle donne sociétale et environnementale influence son travail.

Vous dites que la durabilité augmente la complexité du travail sans en freiner l’inspiration. Comment optimisez-vous cette contrainte?

Le premier réflexe qu’il y a eu, suite au choc pétrolier qui marqua la fin des Trente Glorieuses, a été de se focaliser sur l’isolation thermique des bâtiments. La question énergétique a été perçue comme un problème à juguler plutôt que comme un élément pouvant stimuler l’émergence de nouveaux paradigmes architecturaux. Quarante ans plus tard, les enjeux se sont à la fois complexifiés et diversifiés. Cela ouvre de nouvelles problématiques à aborder, mais aussi de nouvelles perspectives à explorer. Lorsque l’on empoigne la question de la durabilité dès les premières esquisses, on se rend compte que cela peut devenir un véritable thème architectural.

La double peau de l’Office fédéral de la statistique à NeuchâtelPourriez-vous nous citer un exemple ?

Prenons par exemple la construction d’une tour, qui est en soi une question éminemment urbanistique, architecturale et esthétique. Si l’on veut que cette tour ne soit pas climatisée en été et consomme peu d’énergie électrique, imaginer un système de façade double-peau permettant une ventilation naturelle et un rafraîchissement passif peut alors devenir un thème de réflexion architectural très intéressant. Si on approche la question sous cet angle, on commence à travailler simultanément sur son fonctionnement bioclimatique, sa modénature, son expression, sa finesse constructive et sa contextualisation qui change au cours de l’année. Un sujet à la fois exigeant et passionnant, auquel nous avons été confrontés dans la réalisation de l’Office fédéral de la statistique à Neuchâtel.

Autre aspect d’une même question, comment réduire l’énergie dédiée à la construction d’un bâtiment ?

L’intégration de ressources locales et de matériaux nécessitant peu d’énergie grise soulève également des questions architecturales intéressantes. Couplé à la demande croissante de rapidité de construction, c’est un thème qui nous incite par exemple à développer des nouveaux composants de construction et donc de nouvelles manières de concevoir des bâtiments. Un des champs de recherche et d’innovation consiste par exemple à revisiter les principes industriels de la préfabrication, en y introduisant des éléments en bois issus de production locale et bénéficiant du savoir-faire élevé dans ce domaine en Suisse. Swisswoodhouse, habitation modulaire entièrement construite avec des éléments préfabriqués en bois, et Microcity - basé sur des formes plus hybrides mêlant le bois et le béton – sont nés de ces réflexions.

SwisswoodhouseLa conception de l’habitat durable sera-t-elle universelle ?

Non, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’opposition entre high-tech ou low-tech n’a pas été tranchée définitivement. Dans les années 70-80, il y avait un grand débat. Aujourd’hui, nous travaillons en fait sur des approches non-dogmatiques, considérant qu’il y existe des solutions hybrides, sur mesure, qui visent une adéquation optimale des moyens en tirant parti des solutions low-tech et high-tech. Cela nous éloigne donc de l’illusion d’une réponse universelle à toutes les questions.

De plus, si nous transposons en architecture l’idée du « think global, act local », la durabilité implique de chercher la solution la plus appropriée au contexte local, climatique, urbain, socio-économique et culturel. Le principe même de réfléchir à des solutions locales et d’agir avec les moyens et ressources à disposition fait sans doute qu’il n’y a pas de solution universelle. Vous devez trouver une réponse adaptée au contexte et elle ne ne sera certainement pas la même à Zurich, Mexico, Shanghai ou Stockholm.

Comment arrive-t-on à transmettre cette perception des choses aux étudiants ?

Il n’y a pas de recette tout faite pour faire de l’architecture durable. Par contre, il est possible de développer une démarche, dont les modalités sont différentes en fonction des projets, mais qui s’inscrit dans une continuité de philosophie. Dans mon atelier, les étudiants apprennent simultanément le projet architectural et les enjeux de durabilité. Nous visons une approche holistique, où l’ensemble des solutions partielles qu’on essaie de trouver aux différentes questions qui se posent constitue un tout, cohérent et intégré au niveau spatial, et représente un peu plus que la simple somme des solutions partielles. L’intégration des questions de durabilité s’inscrit dans ce sens dans une continuité de la démarche architecturale qui cherche en général à imaginer un concept qui transcende un ensemble de contraintes.

Comment la recherche peut-elle investir cette idée de durabilité?

Nous travaillons à la fois à l’échelle du quartier, du bâtiment et de ses composants. A titre d’exemple, le LAST est impliqué actuellement dans un projet de recherche intitulé Living Shell. A travers lui, nous travaillons simultanément à développer des moyens de surélever des quartiers existants et à réinventer une typologie de logements qui réponde aux besoins actuels, mais qui pourra également être adaptée, dans le futur, aux nouvelles structures familiales. Les projections statistiques révèlent en effet que la taille des ménages sera plus petite qu’aujourd’hui, avec des structures familiales plus hétérogènes et des personnes plus âgées. Pour y répondre dans un contexte de densification urbaine, le projet Living Shell, explore l’idée d’un système constructif léger combinant des modules et des éléments pour s’adapter à une multitude de situations. Il y aurait des parties porteuses qui resteraient fixes, tandis que d’autres pourraient être aisément transformées - plus facilement que dans un bâtiment traditionnel.

Pour rendre ces projets concrets quels sont les obstacles à contourner?

Comme il y a de plus en plus d’acteurs qui interviennent dans le projet, il est indispensable de développer une culture commune. C’est une tendance qui bouleverse les pratiques des architectes comme celles des ingénieurs. L’architecte doit apprendre à intégrer ces nouveaux acteurs plus en amont du projet, pour pouvoir partir plus efficacement dans la direction de la durabilité. Les ingénieurs, quant à eux, doivent être prêts à collaborer dans les phases où l’on n’a pas la possibilité de calculer l’intégralité des données de chaque variante, mais où l’on doit être capable de développer des orientations, de fournir des aides à la décision et de collaborer à de subtils arbitrages. Si l’on ne met pas en place cette culture commune, il sera difficile d’intégrer la complexité générée par l’ensemble des paramètres dans un projet cohérent au niveau conceptuel, fort au niveau expressif et "performant" en termes de durabilité.

Pourquoi cette transition vers l’architecture durable prend-elle autant de temps ?

Il y a le poids des habitudes, le « building as usual » qui cherche à minimiser les risques opérationnels et financiers. Cela tend à freiner la mise en place de processus innovants, qui favoriseraient la concrétisation d’un véritable « design intégré ». Aller vers l’exploration de certaines pistes en matière de durabilité est parfois perçu comme une accentuation des risques, malgré une motivation grandissante des maîtres d’ouvrage et des autres acteurs de l’environnement construit. Donc, entre cette minimisation du risque et la volonté de faire du nouveau, il y a un gap à franchir. Il y a certes toujours un risque d’être pionnier, mais si l’on prend une vision à long terme, qui est inhérente au concept de développement durable, on se rend compte qu’il est aussi périlleux de ne pas évoluer. Les pratiques progressent entre autres grâce à des démarches exemplaires et des projets pionniers qui démontrent que d’autres voies sont possibles. A titre d’exemple, la transformation des friches urbaines en quartiers durables, sur laquelle nous avons beaucoup travaillé, était perçue comme très risquée il y une décennie. Aujourd’hui, c’est beaucoup moins le cas, notamment parce que des projets de régénération ont montré l’intérêt multiple de ce type de reconquêtes. Cela ne peut que nous encourager à poursuivre nos recherches sur les interactions entre architecture et durabilité.