Entre l'eau et l'huile, un mystère en voie d'éclaircissement
Sylvie Roke, chercheuse auprès de l’Institut de bioingénierie de l’EPFL, réfute des hypothèses antérieures et prépare sa propre explication des phénomènes électrochimiques se déroulant à l’interface de l’eau et de substances hydrophobes. Un nouveau paradigme est en vue.
Les molécules qui repoussent l’eau sont qualifiées d’hydrophobes. Le processus d’hydratation – par lequel des interfaces d’eau se créent autour de ces molécules – joue un rôle important dans de nombreux processus biologiques: formation des protéines, des membranes, passage de substances à travers une interface, la liste est longue. Ces interactions expliquent aussi pourquoi la mayonnaise ne se sépare pas, ou pourquoi le savon nettoie la graisse. Mais malgré des décennies de recherches, ces interfaces hydrophobes ne sont encore pas bien comprises.
Une expérience amusante, qui peut être menée au coin de la table de la cuisine, permet de mettre en évidence l’une des plus mystérieuses propriétés de l’eau. Mettez une goutte d’huile pure dans un verre d’eau distillée, créez un champ électrique au moyen de deux fils raccordés à une pile, et vous verrez la tache d’huile se déplacer du pôle négatif vers le pôle positif de votre petit circuit. Et à pleine vitesse ! Cette chasse à la goutte permet de mettre en évidence une charge négative qui se crée à l’interface entre l’eau et l’huile – ou n’importe quelle autre substance hydrophobe – alors même que les deux composants de base étaient neutres.
Un débat qui dure depuis plus d'un siècle
Le phénomène est connu de longue date : les scientifiques l’ont observé dès le milieu du XIXe siècle. Mais malgré plus d’un siècle de recherches, la raison de la création d’une charge électrique aussi importante fait toujours l’objet d’un débat acharné entre chercheurs.
Dans un article publié cette semaine dans Angewandte Chemie – l’une des revues de référence en la matière -, une chercheuse de l’EPFL, Sylvie Roke, bat en brèche, preuves à l’appui, une hypothèse défendue au printemps dernier dans le même journal. La titulaire de la chaire Julia Jacobi en photomédecine l’affirme haut et fort: ce phénomène n’est pas dû, comme le déclaraient ses confrères, aux inévitables «impuretés» présentes dans l’huile, mais tient à certaines propriétés intrinsèques des molécules en cause.
Montrer l'invisible
Pour le prouver, Sylvie Roke recourt aux technologies qui font sa spécialité : l’optique non-linéaire et la diffusion lumineuse. A l’aide de lasers soigneusement filtrés et conduits à travers un étonnant circuit de miroirs et de lentilles, elle «frappe» son échantillon – une goutte à peine – et mesure la longueur d’onde de la lumière qui s’en échappe. Cela lui permet de détecter si des molécules nanoscopiques se promènent ou non à l’interface de l’eau et de l’huile.
Grâce à la précision de ces observations, «nous pouvons affirmer que les charges négatives existent même en l’absence totale d’impuretés, et donc que l’explication avancée par mes confrères, qui s’appuie sur des mesures de charge et la titration chimique des liquides de base, ne tient pas, assure Sylvie Roke. Nous avons développé un dispositif capable de mesurer distinctement l’interface autour d’une gouttelette d’huile, à une échelle inférieure au nanomètre. Nous pouvons ainsi voir distinctement ce qui se trouve à l’interface, au lieu de le déduire.»
Invalider une hypothèse ne suffit toutefois pas à expliquer le phénomène. La chercheuse étudie une piste prometteuse, qui explore la nature quantique intrinsèque de la molécule d’eau elle-même. Celle-ci pourrait expliquer le phénomène. «Les mesures que nous avons faites dans le cadre de cette réfutation pourront être utilisées pour essayer de prouver cette explication, se réjouit-elle. C’est fascinant, car ces effets quantiques infinitésimaux pourraient être responsables de phénomènes de charge macroscopiques impliqués dans le fonctionnement du corps humain.»